C. Parler-paraboler. Paradis et parabole 

« Le Pré » est le texte où s’énonce un rapprochement essentiel – très tardivement formulé mais sans doute sous-jacent à l’œuvre depuis l’origine – entre parole et parabole, son doublet étymologique. Parabole, qui commence comme paradis et finit comme parole, établit l’appartenance de ces deux notions à un réseau phonique (et signifiant) commun.

La Fabrique du Pré permet de situer l’apparition puis les reprises de la formule « Parler. Et, peut-être, paraboler » qui figure dans la version définitive du « Pré » (NR, II 342). Ce rapprochement entre parole et parabole n’apparaît qu’en décembre 1963, mais il trouve, d’emblée, sa formulation définitive (à ceci près qu’elle sera, par la suite, versifiée) : après avoir posé que les onomatopées originelles suffisent à dire le monde, Ponge ajoute : « Encore faut-il les prononcer, – Parler. Et peut-être paraboler. Toutes, les dire » (FP, II, 483). On observe que l’association de « parler » à « paraboler », ne réapparaît ensuite dans le dossier que, chaque fois, en articulation avec la notion d’onomatopées originelles. « Paraboler » n’est-il pas aussi, en tant que lointain ancêtre supposé de « parler », une forme originelle ? Formulées dans un même mouvement, les deux notions renverraient ainsi à une forme primitive de la parole. Sur ce terme de « paraboler », qu’il invente (et qui n’existe pas non plus en latin sous la forme d’un hypothétique « parabolare »), Ponge ne donne aucun commentaire. Mais plusieurs pistes s’offrent pour l’éclairer.

Tout d’abord celle de l’étymologie. En effet, le rapprochement des deux verbes s’appuie sur celui qui existe entre « parole » et son étymon parabola. Ainsi aura-t-il fallu attendre l’une des ultimes œuvres pour qu’apparaisse explicitement cet éclairage essentiel sur la notion de parole863 et son arrière-plan religieux, que Ponge connaissait sans aucun doute, ne serait-ce que parce qu’il figure en bonne place dans le Littré. Quant au mot « parabole » lui-même, Littré insiste sur la connotation chrétienne qu’il conserve, et qui le distingue de l’« allégorie » : « parabole ne s'emploie guère qu'en parlant des allégories contenues dans les livres saints : la parabole de l'Enfant prodigue, du bon Samaritain, etc. ». Ainsi le mot parole – et avec lui son doublet parabole – est-il d’emblée confisqué par le vocabulaire religieux. Voilà quel est le mot que Ponge veut ramener au jour, et rendre à l’homme. Il le lui rendra, mais dans le cadre d’une nouvelle religion, une religion de l’homme et de la parole. Il le lui rendra dans un paradis sur terre.

Bien qu’il n’y ait aucun lien étymologique entre parole et paradis, Ponge, en rendant au mot « parler » son originel para (avec le néologisme « paraboler »), les associe au moins phoniquement. Et cette racine para, (« à côté de ») à l’œuvre dans « parabole », me semble revêtir chez Ponge la valeur d’une onomatopée originelle, surtout si l’on se souvient qu’il conclut La Fabrique du Pré par une déclaration selon laquelle le sens de son existence lui paraît être de « s’être allongé aux côtés des êtres et des choses » (FP, II, 517, je souligne). En tout état de cause, parabola dérive (étymologie mentionnée par Littré) du grec paraballein, proprement « jeter auprès de », d’où « mettre côte à côte, comparer ». De même que « allégorie », « parabole » comporte donc un préfixe porteur du sème de confrontation à l’altérité. Il paraît presque évident que l’idée de confrontation à ce qui n’est pas soi est co-extensive à l’idée de « parler » chez Ponge. Très vite, il a choisi de « paraboler » à propos des objets. A propos d’eux, précisément, s’appuyant sur eux, et donc peut-être en position un tant soit peu latérale (para) par rapport à son propos essentiel, qui serait la parole elle-même. Sans doute ne peut-on jamais, du reste, que « paraboler », parler un peu « à côté » d’un (hypothétique) axe central pressenti mais destiné à rester inaccessible sinon de biais. Telle serait une seconde manière d’interpréter l’association parler-paraboler que propose, à l’extrême fin de l’œuvre, « Le Pré ».

Deuxième piste : la présence de la notion de parabole dans l’œuvre même de Ponge. Et d’abord celle, originelle, du mot « parabole », avec le texte « Esquisse d’une parabole », composé dès 1921, qui mettait en scène, rappelons-le, les pouvoirs de la parole dans un groupe humain primitif864. Le titre de « parabole » se voyait justifié à la fois par le recours à un vocabulaire et un style évangéliques, et par le fait que l’« enseignement » contenu dans le récit était à découvrir par le lecteur lui-même. Ainsi, aux deux extrêmes de l’œuvre, en 1921 et en 1964, on trouve l’aspiration à « paraboler » et, à chaque fois, dans le contexte d’un retour à l’origine (les débuts de la société humaine d’un côté, l’assise élémentaire du monde de l’autre). Cependant, si l’ « Esquisse d’une parabole » parodiait la parole évangélique et plaçait le locuteur dans la position christique de celui qui rassemble peu à peu autour de lui des fidèles, avec « Le Pré » Ponge soustrait en revanche la parabole – ou plutôt l’action de « paraboler » – à son contexte christique.

Entre ces deux pôles extrêmes, la « parabole » aura été présente en filigrane tout au long de l’œuvre. Le mot lui-même réapparaît sporadiquement, dans des acceptions à la fois géométrique et rhétorique865, Ponge ayant du reste souligné à maintes reprises les points communs entre les termes utilisés par ces deux disciplines866. Mais, surtout, l’œuvre dans son ensemble est parcourue par de nombreuses paraboles. Je n’entreprendrai pas ici une mise au point sur les nuances qui distinguent parabole, allégorie, et apologue, me contentant de constater que ces figures du sens figuré sous des termes concrets sont constantes chez Ponge. Pour ne citer que l’exemple de La « Tentative orale », celle-ci offre ainsi un « apologue du bûcheron », puis un autre de la forêt au printemps. Tous deux ressortissent au très ancien motif de l’arbre, qui, à l’origine de l’œuvre, fonctionnait déjà lui-même comme parabole, même s’il ne reçoit explicitement cette qualification que dans « Malherbe VIII », en 1957 :

‘Parabole de l’arbre : Malherbe : tronc ; (…)
Comment une feuille extrême se retourne vers le tronc pour le révérer ; et qu’il faut bêcher à son pied (PM, II, 265). ’

Troisième piste, enfin, proposée cette fois par le texte même du « Pré » : la façon dont celui-ci met en valeur le mot paraboler, notamment grâce à son insertion dans un réseau phonique caractérisé par la répétition des consonnes P et R (fréquemment sous la forme de la séquence PAR), réseau auquel appartiennent, outre « pré » – évidemment – et « parabole », des mots aussi décisifs que « parole » et « paradis ». Si l’on considère la version définitive du texte, on constate ainsi que sur sa seule première page (dans l’édition de La Pléiade), soit 22 vers, (NR, II, 340) on a, représentant la série PAR : « parfois » ( 4 occurrences) , « paradis », « parce que », « parole », « préparons », « préparé », « par endroits ». A quoi s’ajoutent, si l’on prend en compte la simple séquence PR : « propose », « pré » (3 occurrences), « préparons », « préparé », « propos », « prendre ». On note également que la formule « Parler. Et, peut-être, paraboler » (NR, II, 342) occupe une place de choix dans la version définitive puisque c’est elle qui clôt la première séquence, versifiée, du texte. Ce que l’on peut interpréter comme une indication, donnée in fine, du rôle matriciel de ces deux mots dans la séquence qui s’achève, et qui a comporté tant de mots en PR et en PAR 867. Enfin, la transcription du « Reliquat » montre qu’en fin de travail Ponge a dressé une liste de mots commençant par la séquence sonore PAR (à l’exception d’un seul, le premier, qui ne présente que le son PA) : « Pacifions, parions, parons à, parmi, ce n’est que parodie, paronomase, partagé, paronymes, à partir » (FP, II, 559).

Mon hypothèse est que la matrice sonore et signifiante du « Pré » est constituée à la fois du mot de « pré » lui-même et de celui de « parler ». Par appartiendrait donc, comme pré, aux onomatopées originelles essentielles, sans être toutefois désigné explicitement comme telle868. Quant à l’association entre « parler » et « paraboler », elle fonctionnerait comme invitation à rapprocher parole de paradis : à voir dans l’exercice de la parole un paradis non pas perdu mais possible. Peut-être le visage ultime du « paradis » est-il dans ce « parler ou peut-être paraboler », qui, de nouveau, en appelle à la notion de « para-dit ».

Notes
863.

Voir supra, Introduction, p. 15-16.

864.

Voir supra, Partie I (« La parole empêchée »), p. 51-52.

865.

Dans « Le radiateur parabolique » en 1942 (P, I, 735) ; dans « Texte sur l’électricité » en 1954 : « Nos formes de penser, nos figures de rhétorique, en effet, datent d’Euclide : ellipses, hyperboles, paraboles sont aussi des figures de cette géométrie » (L, I, 499).

866.

Ainsi, dans les Entretiens avec Philippe Sollers : « l’homme a vécu, dans la civilisation occidentale, depuis deux, trois millénaires, sur des figures de rhétorique qui sont les mêmes que les figures de géométrie » (EPS, 95).

867.

A la liste présentée plus haut, l’on peut ajouter, si l’on prend en compte l’ensemble de la séquence versifiée (ibid., pp. 340-342), les mots suivants : « paragraphe, pourquoi, précieux, reprend, s’y précipitèrent, promeneurs, procèdent, perdition, parvenus, prières, prosternation, » (340-341), puis toute la strophe « crase de paratus ….pré, paré, pré, près, prêt » (341), enfin « participe, par excellence, préfixe des préfixes, présent, perpétuité, prononcer » (342).

868.

Le pro de « prose », qui apparaît dans « l’éminemment prosaïque (…) séquence de clavecin solo » (ibid.,500) et « Petite prose de la gnature des prés » (ibid., 503, je souligne), appartient sans doute à ce paradigme. A l’appui de cette hypothèse, cette déclaration : « La nature aussi nous le rappelle, contre les impostures de la poésie. / Il n’y avait point d’imposture dans la nomination originelle » (ibid., 497-498) ; et encore : « La perfection est une platitude » (ibid., 500). Le choix du « prosaïque » est constitutif d’un exercice de la parole libre de toute imposture.