D. Le pré, lieu d’où avoir « égard au ciel bleu » 

Le 25 juin 1964 (à la fin du travail, donc), le pré devient le lieu « où n’avoir plus égard qu’au ciel bleu », formule qui sera gardée dans la version définitive. La référence à cette couleur céleste renforce encore la connotation paradisiaque de l’allongement sur le pré. Mais l’essentiel est sans doute le lien de succession – temporelle et logique – établi d’emblée entre l’orage originel et le ciel dégagé qui en signale, par contraste, la fin. La phrase, déjà plusieurs fois citée, qui fait de l’orage originel la condition préalable de l’accession, enfin, au pré, concentre peut-être l’essentiel de sa signification dans ses derniers mots :

‘L’orage originel (…) n’aura-t-il donc en nous si longuement grondé (parlé)
Sinon pour qu’à sa fin (…)
Nous (…) parvenions à ce pré (…) où n’avoir plus égard qu’au ciel bleu (FP, II, 490). ’

L’importance de la formule finale est, du reste, soulignée, le lendemain, par une inscription majuscule : « ce pré (…) OÙ N’AVOIR PLUS ÉGARD QU’AU CIEL BLEU » (ibid., 529). Le thème contextuel de l’allongement sur le pré permet de faire fonctionner le mot « égard » à la fois dans son sens concret de « action de regarder » (allongé sur le pré, l’on est en position de ne plus voir que le ciel) et dans son sens abstrait de « prise en considération ».

Or ce ciel bleu, auquel Ponge propose d’avoir égard, a longtemps fait dans ses textes figure de repoussoir : rappelons « La Mounine » et son ciel « bleu cendres », « plus vide assurément que le ciel nocturne » (RE, I, 418 et 421). L’azur, thème mallarméen et baudelairien, devient beaucoup moins désirable lorsqu’il est « azur à mine de plomb » (ibid, 416) ou associé, comme dans « Le Soleil », à une sujétion qui interdit toute considération : « La nuit, c’est le spectacle, la considération ; mais le jour la prison, les travaux forcés de l’azur » (P, I, 778). Et surtout l’azur, qui apparaissait déjà en 1924 dans « L’Insignifiant », au seuil de l’œuvre, en était immédiatement déclaré exclu, en tant qu’emblème du silence, c’est-à-dire, à cette époque, de la plus grande des menaces :

‘Qu’y a-t-il de plus engageant que l’azur si ce n’est un nuage, à la clarté docile ?
Voilà pourquoi j’aime mieux encore que le silence une théorie quelconque, et plus encore qu’une page blanche un écrit quand il passe pour insignifiant (P, I, 695). ’

Il me faut citer ici l’analyse faite par Jean-Marie Gleize de ce refus initial de l’azur :

‘L’azur sans nuage n’est rien, simple surface vacante, supérieure, intraitable, nulle. Ce qui requiert l’attention et crée la tension, c’est le nuage, ce « rien », (cette chose) qui le traverse (…).
(…) « azur » égale « silence » égale « page blanche ». On risque de s’y abîmer, d’y sombrer. (…) [Francis Ponge] prône la conscience d’un sujet qui ne se garantit, ne se construit, ne se soutient, que de s’opposer une chose, un « complément d’objet » (…). Un nuage donc, plutôt que l’azur (…), quelque chose, un rien, plutôt que rien. Lorsque Francis Ponge écrit qu’il préfère au silence une théorie quelconque, il faut qu’il se méfie violemment du silence, car son mépris pour les théories est total. (…) Quelconque, une théorie fera l’affaire, dès lors qu’elle se substituera au néant869.’

Dire préférer au silence « une théorie quelconque », c’est formuler une variante de la déclaration initiale « quelconque de ma part la parole me garde mieux que le silence », et désigner une nouvelle fois le silence comme l’ennemi majeur. Mais voici, quarante ans plus tard, que ce silence devient envisageable, avec cet espace proposé par le pré (et par « Le Pré ») où « n’avoir plus égard qu’au ciel bleu ».

Il ne s’agit cependant pas d’un renversement de position, en faveur du ciel bleu et du silence. Deux précisions s’imposent en effet : d’abord la considération du ciel bleu reste marquée d’un contexte de proximité de la mort : « pour qu’enfin (…) nous nous trouvions bientôt alités de tout notre long sur ce pré, (…) – où n’avoir plus égard qu’au ciel bleu » dira la version finale (NR, II, 343, je souligne). Ensuite, si place est faite au ciel bleu – donc au silence –, une déchirure y est ménagée, par l’oiseau qui traverse ce ciel, (et qui représente aussi l’accent aigu au-dessus du mot « pré ») :

‘L’oiseau qui le [ le ciel ] survole en sens inverse de l’écriture
Nous rappelle au concret, et sa contradiction (…)
Sonne brève et aiguë dans le ciel trop serein des significations (ibid., 343).’

Ce n’est qu’avec La Table que Ponge fera droit vraiment au silence, et ce sera alors dans le cadre d’une communion avec le lecteur.

Notes
869.

Jean-Marie Gleize, Lectures de Pièces de Francis Ponge, op.cit., p 28-29