A. Une encre « de sympathie »

Le premier fragment dans lequel apparaît (en capitales) la mention LA TABLE SYMPATHIQUE, présente paradoxalement le travail d’écriture de La Table comme un geste d’effacement, contraire à celui de noircir du papier :

‘je puis maintenant la [il s’agit de la table] prenant comme référent, l’effacer et du même coup effacer tout ce que j’ai écrit sur elle, l’effaçant enfin aussi du même coup elle-même pour absolument en finir (T, II, 916). ’

Or chacun sait que l’encre sympathique ne s’inscrit pas sur la feuille, où elle reste incolore et invisible, mais qu’elle a la propriété de se révéler sous certaines conditions : lorsqu’on la soumet à l’action d’un corps avec lequel elle est en « sympathie » (par exemple la chaleur). Un message écrit à l’encre sympathique suppose donc un récepteur-complice, qui connaît le moyen de le faire apparaître. En l’absence d’un tel lecteur, il passera inaperçu. Autrement dit, le lecteur est le révélateur de l’écriture, et le moteur essentiel de son action est la « sympathie »870. Cette notion renvoie ici moins à une communauté de sentiments (et moins encore de souffrance) qu’à une affinité entre certains corps, à cette « sorte de penchant supposé par les anciens entre différents corps », qui leur confère une « aptitude à s'unir, à se pénétrer » écrit Littré pour définir cette acception du mot871, ajoutant que ce sens s’est appliqué aussi, en physiologie, au « rapport existant entre deux ou plusieurs organes plus ou moins éloignés les uns des autres, et qui fait que l'un d'eux participe aux sensations perçues ou aux actions exécutées par l'autre ». La sympathie est, en ce sens, une force agissante, qui opère indépendamment de la distance (d’où son emploi ancien dans divers remèdes censés agir à distance, comme la « poudre de sympathie », citée par Littré, par laquelle on « prétendait guérir la personne blessée, quoiqu’elle fût à distance »).

La Table écrite à l’encre sympathique a besoin du lecteur pour être déchiffrée, pour être révélée. Ce que l’écriture offre est de l’ordre d’un possible, dont la réalisation effective suppose l’intervention du lecteur. Or c’est dans ce même fragment que Ponge médite pour la première fois sur le son [able], semblable à celui du suffixe indicateur de toute possibilité, qui termine le mot « table » : « Table est l’établissement de la désinence able (…) qui désigne en latin (abilis) ce qui peut être… » (ibid., 917). Autrement dit, écrire La Table, surtout si c’est à « l’encre sympathique », c’est désigner la lecture comme ouverture de tous les possibles.

Du reste c’est précisément dans ce fragment que Ponge note : « voir le TU au Littré » (ibid., 917). Le « tu » étant ce qui désigne la personne à qui l’on s’adresse, cette note suggère que Ponge aurait, ce jour-là, envisagé le mot « table » comme un dispositif comprenant à la fois le lecteur et la notion de possible : la table, ce serait tu + able  Va aussi dans ce sens ce commentaire, recopié plus loin par Ponge872, sur le suffixe able qui « presque exclusivement de sens passif permet de connoter une action virtuelle du lecteur ». Ainsi, « "remarquable" : qui peut être remarqué : que le lecteur peut et doit remarquer ; "ressuscitable" : qui peut être ressuscité : que le lecteur ressuscite donc par une "lecture-écriture " du texte » (ibid., 938). La table serait donc l’emblème de l’inscription, dans le texte, de sa lecture future, réservoir de virtualités…

On sait que Ponge, en définitive, choisira de rapprocher le T initial de « table » du tau grec. Recopiant au Littré le sens de l’expression « mettre le tau à quelque chose », « y donner son approbation (locution qui vient de l’Apocalypse, où un ange marque d’un T le front des prédestinés) » (ibid., 930), il l’utilisera dans la formule fameuse trouvée en fin de travail : « Marquons du tau de la prédestination le suffixe exprimant la possibilité pure » (ibid., 944). Faut-il en conclure qu’il ne s’adresse qu’à quelques lecteurs prédestinés ? Pourrait le faire songer ce commentaire, à la fin du fragment « La Table écrite à l’encre sympathique » :

‘Je n’écris que pour mes pairs et il n’y en a pas beaucoup (mais il y en aura toujours quelques-uns)
Sensibles … (et il n’y en pas beaucoup).
Je me fous de toute autre chose (ibid., 919). ’

Je pense plutôt pour ma part que la ligne de partage ne passe pas parmi les lecteurs mais distingue l’ensemble de ceux-ci par rapport aux non-lecteurs. Il me semble que, aux yeux de Ponge, tout lecteur est déjà un lecteur acquis. La relation avec le lecteur n’est pensable pour lui qu’en terme de sympathie, au sens profond de ce mot, tel qu’il vient d’être commenté. Plus même, en terme de communion intime, quasi-physique, communion qui trouve, dans ce même passage de « La Table écrite à l’encre sympathique », un deuxième relais métaphorique, celui de l’« accolement ».

Notes
870.

Littré du reste, cite la locution « encre de sympathie », (aujourd’hui hors d’usage), avant sa variante « encre sympathique ».

871.

Il n’est sans doute pas indifférent que ce sens soit justement celui « que le mot prend dans le vocabulaire d’Epicure et des Stoïciens » comme l’indique A. Rey, Epicure étant, on le sait, une des grandes références de Ponge ( Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « sympathie »).

872.

Commentaire tiré, écrit Ponge, « du mémoire de G. Dufour », mémoire qui n’a pu être identifié (voir OC II p. 1629, note 44).