B. Un lecteur « accolé » : Oreille et coquillage

« L’oreille, la bouche » écrit d’abord Ponge, dans un raccourci qui fait de l’auteur et du lecteur deux organes d’un même corps.

Puis il développe ainsi cette intuition :

‘Auditeur Ô dicteurÔ (moitié d’Ô)
moitié d’Ô accoléeÔ Lecteur coquille accolée
à l’autre moitié : mon oreilleà mon oreille (ibid., 918). ’

Les mots « auditeur » et « dicteur » désignent, je pense, tous deux le lecteur. Certes l’on pourrait supposer que le « dicteur » est celui qui dit, qui dicte, donc l’auteur. Mais, outre que Ponge se présente ici avant tout dans la position de celui qui, seul à sa table, « écrit », il est plus vraisemblable que, tenant compte de l’étymologie, il se réfère au latin dictor qui est davantage « celui qui dit » que « celui qui dicte », (comme en témoigne encore le français « diction »). Comme le recitator, le dictor lit à haute voix873.

De ce désir de faire du lecteur un dictor, avec l’attente que cela suppose vis-à-vis de lui, on peut aussi rapprocher ce commentaire ultérieur à propos de la « magnification » du mot « table » à laquelle Ponge espère être parvenu :

‘La plus brève, la plus sobre possible.
La plus inoubliable aussi si le lecteur en est (…) digne, je veux, je peux le croire.
Allons ! Redites Table ainsi – et ne l’oubliez plus (ibid., 936, je souligne).’

L’injonction faite au lecteur de « redire » la table, de la réciter, d’en être le dictor, devient ici explicite. Autre aspect remarquable : l’espoir en un lecteur qui comble l’attente que l’on a de lui s’exprime en écho, mot pour mot, à une phrase de « La Promenade dans nos serres » : « Cependant, grâce à vous, réserves immobiles d’élans sentimentaux, (…) je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » (PR, I, 176). Ainsi un appel fervent au lecteur, une sorte d’acte de foi, se trouve-t-il formulé, à la façon d’une prière, aux deux limites extrêmes de l’œuvre. Mais cette fois, en 1967, le Ô lyrique de « La Promenade » devient motif partagé pour moitié entre l’auteur et le lecteur-auditeur : « Ô (moitié d’Ô) /moitié d’Ô accolée à l’autre moitié : mon oreille / Ô Lecteur coquille accolée à mon oreille ». Chaque moitié du Ô dessine un pictogramme : d’une part une oreille, d’autre part une coquille (de résonance ?). La mise en place de ce motif représente une étape importante, qui appelle commentaire par plusieurs aspects.

Tout d’abord, la formule donne à la relation auteur-lecteur la forme intime d’un « accolement », d’une quasi incorporation : « Lecteur accolé à ce texte », écrit Ponge un peu plus loin (ibid., 919). Le « lecteur accolé » est littéralement celui « qui reçoit une embrassade », accoler signifiant « embrasser en jetant les bras autour du cou ». Se dit là, donc, l’aspiration à un contact étroit, voire amoureux, dans lequel Ponge distingue lui-même l’écho d’un vœu très anciennement prononcé : « cf. Viens sur moi je préfère t’embrasser sur la bouche amour de lecteur », écrit-il (ibid., 919), renvoyant ainsi à une phrase qui figurait, en 1929 dans « Il n’y a pas à dire » (P, I, 190). La différence de formulation entre ces deux vœux de proximité au lecteur est cependant significative : le contact bouche-oreille se substitue à celui des deux bouches. L’évocation, moins directement érotique, est aussi moins provocatrice. Elle a surtout valeur de symbole, au sens premier du mot. En effet cette formule tire son efficacité de ce qu’elle dessine (« moitié d’Ô accolée à l’autre moitié, mon oreille ») un véritable symbole, au sens du sumbolon grec (de sumballein, « mettre ensemble ») qui désignait « à l’origine un objet coupé en deux dont deux hôtes conservaient chacun une moitié (…) ; on rapprochait les deux moitiés pour faire la preuve que des relations d’hospitalité avaient été contractées »874. Du texte comme lieu de l’hospitalité…

On remarque aussi, avec le mot « oreille », un écho – essentiel – à « La Promenade dans nos serres », où s’exprimait ce vœu : « et que l’éloquence à la lecture imprime autant de troubles et de désirs, de mouvements commençants, d’impulsions, que le microphone le plus sensible à l’oreille de l’écouteur » (PR, I, 176-177, je souligne). Le mouvement de retour à l’origine, qui s’opère dans La Table, permet cette spectaculaire reprise : l’assomption, après plus de quarante ans, de ce qui avait été entrevu, le temps d’une intuition, par un auteur de vingt ans. Le locuteur a trouvé son « écouteur ».

Enfin on assiste à la transformation remarquable, in fine, du motif très ancien de la coquille. De « Ô lecteur coquille accolée à mon oreille », Ponge passe, quelques lignes plus loin à cette formule (qu’il inscrit à la façon d’un titre) : « Le nouveau coquillage », comme s’il réécrivait « Notes pour un coquillage », qui date de 1927-28875. Or la coquille, que Ponge compte parmi ses thèmes de prédilection les plus anciens, fait ici l’objet d’une approche profondément renouvelée : de sa fonction initiale de protection (coquille qui « garde », conception de la parole comme sécrétion solide qui protège), elle passe maintenant à celle d’instrument d’une intime communication. Ce n’est plus par rapport à une personne singulière qu’elle est envisagée, mais par rapport à la relation entre deux personnes. La rupture est spectaculaire par rapport à la thématique de « Notes pour un coquillage », où la parole symbolisait la finitude de l’individu, et ceci à la fois au sens spatial et au sens temporel, l’ensemble formant un dispositif métaphorique marqué de solitude autant que de mort. La coquille servait essentiellement d’abri pour son habitant, puis, après la mort de celui-ci, pour quelque autre petit animal marin. Et le texte se terminait sur sa disparition totale, évoquée en parallèle avec celle de l’humanité, voire du monde tout entier : « ENFIN ! l’on n’est plus là et ne peut rien reformer du sable, même pas du verre, et C’EST FINI ! » (PPC, I, 41).

Dans « Le Nouveau Coquillage » au contraire, après la disparition de son habitant, le coquillage n’est pas appelé à devenir demeure pour d’autres animaux, mais à faire fonction, auprès de l’être humain, de lien avec le monde, dans une thématique beaucoup moins funèbre. En effet la coquille, portée à l’oreille, retransmet la rumeur de la mer (ou celle du monde) :

‘Certaines coquilles à condition pourtant qu’on les écoute et rien d’autre et cela est sine qua non (…) accolées à l’oreille (…) (qui en est une autre une vivante, qui écoute, enregistre (…) ), inlassablement répercutent ( ?)  reproduisent (…) le bruit de la mer profondément conservé en elles (au fond d’elles). Elles l’ont si souvent entendu. (…) Cette rumeur pourvu qu’on l’écoute remplace en elles l’éphémère animal (…) qui les a construites (T, II, 918). ’

En transposant la relation oreille-coquillage (ce dernier retransmettant la rumeur de la mer) à la relation auteur-lecteur, Ponge fait de cette relation un dispositif non pas clos sur lui-même, mais au contraire ouvert sur le monde, reposant sur une écoute partagée du monde. Ecoute qui ne concerne pas uniquement les mots : une transformation notable affecte en effet le thème, commun avec « La Promenade », de l’écoute ultra-sensible, car à présent ce qui est transmis « à l’oreille de l’écouteur » ce ne sont plus exclusivement « les mots », chargés de toutes les vertus, mais une rumeur venue du monde. On atteint ici une limite de la parole, dans la mesure où rejoignant la rumeur, elle se rapproche d’une forme d’expression inarticulée, et surtout se désolidarise de tout locuteur clairement individualisé : il y a dans « rumeur » une dimension non individuelle, au contraire collectivement indistincte (« bruit confus de plusieurs voix » note Littré)876.De même que les catégories auteur-lecteur se brouillent dans une commune écoute, les catégories parole, bruit, silence brouillent ici leurs frontières. La rumeur du monde est presque un silence. Et c’est sur l’écoute partagée de ce silence que repose la relation auteur-lecteur.

Notes
873.

Littré donne comme premier sens à « réciter », « au sens latin, faire à voix haute lecture de quelque ouvrage », et précise que le sens propre de recitare est « lire sur un manuscrit à haute voix ». Ceci éclaire rétrospectivement le vœu exprimé dans Le Savon de 1946 : « Il me faut seulement que vous récitiez mes propres paroles avec moi » (S, II 387).

874.

Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « symbole ».

875.

Bernard Beugnot émet l’hypothèse que ce « Nouveau Coquillage » « figure peut-être par accident dans le dossier de "La Table" » (notice sur « Notes pour un coquillage », OC I, p. 914).

876.

Du latin rumor, « bruits vagues, bruit qui court ».