C. Emergence du silence

En effet, avec la rumeur de la mer, répercutée par le coquillage, c’est bien d’une forme de silence qu’il s’agit : Ponge la qualifiait ainsi, dans une note de 1951 précisément intitulée « Le Silence »877 : « Silence, le bruit des torrents, silence le bruit de la mer, silence le passage du vent dans les arbres » (PAT, 267, je souligne). La Table, dernier grand dossier poétique, est celui où s’opère l’intégration du silence au sein de l’œuvre, le dépassement de ce qui avait toujours été la menace suprême. Et il se trouve que c’est dans le passage capital où se développe la notion de sympathie et où fait retour, transformé, le motif de la coquille, que fait aussi son entrée le silence, thème majeur de La Table.Le mot silence, pas moins de neuf fois répété en l’espace d’une page et demie (T, II, 918-919), donne tout son sens à la communion intime entre auteur et lecteur évoquée plus haut, qui se fonde sur le partage du silence : « Lecteur je t’invite en silence à faire en silence la lecture de l’écriture de ma lecture (…) en silence de ce que j’écris » (ibid., 918).

Pour mieux appréhender cette notion de silence, il me faut me reporter de nouveau à ce texte de 1951 dans lequel Ponge s’essayait déjà à une nouvelle approche du silence. Et d’abord constater que « silence » ne se confond pas avec « absence de bruit », Ponge décrivant alors un silence profondément habité :

‘Le silence est une chose matérielle ; il peut être goûté comme tel. (…)
Il est fait d’une infinité de bruits infimes. (…)
Il est plein (non pas vide). On peut l’écouter. (…)
Le silence est la respiration du monde (PAT 266-267). ’

Ecouter un silence ainsi défini, c’est se mettre en accord avec le monde, c’est être attentif au murmure léger du monde – qui n’est plus tout à fait un monde muet. « Le silence est le sable des bruits » écrit Ponge dans le passage de La Table qu’il consacre au « nouveau coquillage » (T, II, 918), reprenant la formule – essentielle – qu’il avait déjà consignée en 1951, et avait accompagnée alors d’un développement qui guidait le déchiffrement de la métaphore :

‘Silence le sablier.
Silence de sable. Le silence est le sable du temps. Temps de sable. Le silence est le sable des bruits. 
Silence de plomb qui se résoudrait en sable. Erosion continuelle. Ressource continuelle. Erosion et ressource (PAT 267, je souligne). ’

Le silence décrit ainsi n’a plus rien en commun avec celui, accablant du ciel de « La Mounine », pesant sur la nature. Ponge accomplit là son grand œuvre alchimique : il transforme le plomb du silence, sa lourde masse, en un léger écoulement – de sable, de temps. Le silence ne pèse plus, car de volume il est devenu temps. La considération du silence, devenu temps du monde, signe la réintégration complète du temps dans l’œuvre.

Le sens donné par Ponge au mot silence, puisqu’il n’est pas « absence de bruit », est alors, au plus près de son étymologie (latin silentium, de silere se taire) celui de l’absence de paroles. Non pas l’inhibition de la parole, mais le geste, volontaire, de se soustraire au vacarme des paroles – et sans doute aussi de ses propres paroles. Imposer silence au vacarme des paroles est comme une condition préalable à l’exercice de la parole (ce qui rappelle le rôle essentiel du mutisme des choses dans la décision initiale de prendre leur parti). Ecouter le silence, intensément habité, du monde, c’est se mettre en accord avec lui. Il s’agit non plus d’un silence subi, censure venant de l’extérieur, mais d’un silence intérieur, recherché volontairement, qui permet d’entendre le murmure du monde, celui-ci restant inaudible si on ne lui prête l’oreille. Il faut dégager en soi un espace intérieur pour pouvoir entendre le monde, de même que le coquillage doit être vide de son habitant pour résonner878. Le silence devient synonyme d’espace libre, à l’opposé exact de ce qu’il représentait dans « La Mounine », c’est-à-dire cette forme de saturation qu’évoquait Ponge lorsqu’il écrivait :

‘il y a silence, mais moins silence qu’oreilles bouchées (…). Tambour voilé, trompettes bouchées, tout cela naturellement comme dans les marches funèbres. (…) Comme un son éclatant vous assourdit, vous voile le tympan et dès lors vous ne l’entendez plus que comme à travers des épaisseurs de voiles, de liège, de coton (RE, I, 414, je souligne). ’

Cet espace que procure le silence est aussi celui où l’on pourra s’entendre soi-même : « Le silence (…) est fait d’une infinité de bruits infimes. On s’y entend vivre » (PAT, 267, je souligne). Il ne s’agit donc nullement de s’imposer silence à soi-même, mais, en écoutant son propre silence intérieur, de donner à sa parole l’espace dans lequel elle pourra s’enraciner : « n’écouter pour écrire qu’en moi-même », dit Ponge dans La Table (T, II, 919).

Cependant cette formule, qui sert de conclusion au « nouveau coquillage » mérite d’être citée dans son contexte car elle met en lumière une autre articulation essentielle : le fait d’« écouter en soi-même », loin de congédier la présence d’autrui, est la condition pour être écouté :

‘Dirai-je que dorénavant je vais donc m’écrire à moi-même, ou n’écrire qu’à moi-même, n’écouter pour écrire qu’en moi-même. Oui et non. Oui et donc pour mes pairs.
Lecteur accolé à ce texte (ibid., 919).’

Ecrire en « écoutant en soi-même », se faire lecteur de soi-même c’est la condition pour avoir un lecteur. Ou : s’ouvrir à sa propre dimension humaine est la condition d’une communion sur le plan humain. Voilà pourquoi le thème de l’écoute en soi débouche, dans « Le nouveau coquillage » sur celui du « lecteur accolé ». Et pourquoi sont étroitement imbriqués la communion avec le lecteur et le partage du silence, dans la formule – déjà citée plus haut, mais dont je voudrais maintenant analyser de plus près la complexité – : « Lecteur je t’invite en silence à faire en silence la lecture de l’écriture de ma lecture (…) en silence de ce que j’écris » (ibid., 918).

Il y a deux aspects à remarquer, et ils sont en interdépendance : d’abord l’intrication étroite de la lecture et de l’écriture, ensuite la place privilégiée faite au silence dans ce processus de lecture-écriture. Ponge invite le lecteur à partager la lecture silencieuse de ce qu’il écrit, signifiant ainsi que ce qu’il donne à lire est déjà une lecture. C’est aussi ce qu’il affirme dans « Les Sentiers de la création », l’avant-propos à La Fabrique du Pré (écrit en 1970) :

‘Le fait de l’écriture (de la production, création textuelle, scripturale) est la lecture d’un texte du Monde.
Que les choses, telles que nous les distinguons, reconnaissons (…) soient déjà des mots : voilà ce qui ne fait pour moi aucun doute (FP, II, 430). ’

La répartition stricte des rôles – l’auteur écrivant, le lecteur lisant – se brouille, au profit d’une coopération, qui ne s’accomplit que sur fond de silence. L’entente entre auteur et lecteur suppose que l’un et l’autre entendent d’abord, le silence. « Titre : Le Silence de l’Ecriture. Du Silence (de/dans) l’Ecriture », note Ponge un peu plus loin, avant de reformuler une fois encore son invitation au lecteur : « Lecteur je t’invite à lire l’écriture de la lecture de ce que j’écris » (T, II, 919). Pour écouter le « sable des bruits », au contraire de ce qui se passait dans « Notes pour un coquillage », où il n’y avait plus personne et où tout était, avec le texte, « FINI », il y a maintenant un auteur et un lecteur, avec qui tout commence au contraire. « Le silence est le lieu de l’attention et de l’amour (universels) » notait Ponge en 1951 dans sa première tentative de définition du silence (PAT 267). Il est significatif que ce soit dans un développement sur « La table écrite à l’encre sympathique », sur la sympathie donc entre auteur et lecteur, que réapparaisse cette notion de silence. « L’attention » et « l’amour » évoqués treize ans plus tôt se voient là mis en œuvre dans la relation qui s’établit par la lecture.

La Table est le texte qui ouvre l’œuvre au silence, et qui ménage la place du silence dans la parole. Et, comme pour souligner le chemin parcouru, Ponge se réfère à ce qu’il écrivait au début de son œuvre à propos du silence, avec cette citation – placée en épigraphe du « nouveau coquillage » – de « Notes d’un poème (sur Mallarmé) » : « La parole ne se refuse qu’à une chose, à faire aussi peu de bruit que le silence » (T, II, 918). Il me semble donc opportun d’esquisser, pour terminer, une rétrospective de la lente réhabilitation du silence qui s’opère dans l’œuvre à partir de 1945.

Le silence, menace de mort au début de l’œuvre879, est encore connoté tragiquement en 1941 dans « La Mounine », où il représente l’absence de toute réponse aux « implorations » en même temps que la sommation à se taire. C’est seulement après-guerre que la notion de silence commence à apparaître dans des contextes positifs : dans « Matière et mémoire » (1945) le silence est déjà la condition d’une communion (en l’occurrence entre l’artiste et son matériau) et de l’accomplissement, dans le temps, de l’œuvre : « Il faut que le papier l’épouse parfaitement [il s’agit de la pierre], s’allonge sur elle, y demeure – dans un silence sacramentel – un certain temps » (PE, I, 122). Dans la « Tentative orale » (1947) est évoquée l’opportunité d’une « minute de silence » pendant laquelle orateur et public se mettraient ensemble à l’écoute de « ces choses à qui une fois de plus nous avons ôté leur silence » (M, I, 658). C’est quatre ans plus tard, en 1951, que Ponge en vient à prendre le silence comme objet, lui consacrant ce développement resté inédit, « Le Silence », dont j’ai parlé plus haut. L’élaboration de la notion d’objeu, à la même époque, conduit à une valorisation du silence, assimilé à un murmure qui signalerait un parfait fonctionnement : « Comment l’excès même et l’extrémité du désir et de la violence font-ils brusquement place à l’harmonieux fonctionnement et au silence,ouplutôt au murmure, au ronronnement du plein-jeu ? » écrit Ponge dans « Le Soleil » (P, I, 789, je souligne).

Mais jamais le silence n’avait été mis au cœur tout à la fois du processus d’écriture et de la relation auteur-lecteur comme il l’est dans La Table, où le texte et la lecture adviennent l’un et l’autre sur fond de silence. A une écoute silencieuse, de la part de l’auteur, de ce qui s’écrit, répond une diction silencieuse de la part du lecteur. Le silence, alors, est tout bruissant de paroles. Mais de paroles murmurées, « à voix intensément basse »880, de paroles qui ne couvrent pas la rumeur du monde. En ménageant sa place au silence, la notion de murmure connaît sa plus grande extension et en quelque sorte son triomphe.

Notes
877.

Note restée inédite mais dont se retrouvent plusieurs passages dans le « Nouveau coquillage » de 1967.

878.

Le processus ainsi évoqué rappelle certaines pratiques de méditation. Ce rapprochement incite, parmi d’autre signes, à voir dans la démarche de Ponge une forme d’ascèse spirituelle, qui n’est pas en contradiction avec l’athéïsme de l’auteur, dans la mesure où elle se situe hors de la sphère traditionnelle du religieux.

879.

Il est soit repoussé comme menace de mort, soit invoqué comme nostalgie d’un lieu d’avant l’existence, d’avant la prise de conscience du caractère décevant de la parole, sortes de limbes d’avant la vie. Ainsi dans « L’Aigle commun » (1923) : « O ! Assez. Espaces du silence, que je remonte ! » (PR, I, 179) ; et dans « L’Imparfait ou Les poissons volants » (1924): « A cet étage, les paroles regrettent les espaces du silence sans en avoir l’air » (ibid., 181). En somme, le silence correspond soit à la mort d’après la vie soit à la non-existence d’avant la vie.

880.

Formule proposée dans le « Texte sur l’électricité » (L, I, 492).