Ecrire pour engendrer

En 1970, dans « Les Sentiers de la création »881, méditant sur la différence entre l’écriture et l’« expression verbale » ordinaire, Ponge écrit :

‘La notation ou la recherche d’une sorte de perfection dans l’expression verbale, telles me paraissent les causes, les motivations possibles d’un recours à l’écriture. (…) Ecrire pour parfaire une parole (pratique, utile), cela implique qu’on ne puisse y travailler (travailler à cette perfection) « de tête » comme on dit ou « par cœur », ou « mentalement » (dans le sens où l’on parle de « calcul mental ») (FP, II, 435). ’

La question de la différence entre écriture et expression, cette question qui est celle au fond de la justification de la littérature, Ponge se la pose de longue date. Mais cette fois il y répond en opposant l’expression en tant que simple obéissance à la loi de l’espèce, à l’écriture, loi que se donne l’individu à lui-même :

‘l’expression peut être considérée comme une simple éjaculation : (…) on est alors commandé par un souci de dépense purement personnel, purement subjectif, dont le but spécifique (…) ne vous apparaît pas, ne vous est pas conscient (…). C’est l’espèce alors qui vous commande : « éjaculez ! » mais vous n’en savez rien, vous êtes parfaitement déterminé (dupe).
Un jet inconscient de semence, ou une simple défécation, un simple vomissement… etc., etc.
Tout cela étant parfaitement – ou pouvant être parfaitement solitaire (cf. la masturbation) et n’engendrant rien (ibid., 436, je souligne).’

La hantise que la parole ne soit qu’une simple loi de l’espèce a été exprimée à plusieurs reprises par Ponge, et avec une particulière acuité au début de son œuvre, dans les années vingt. Désormais cette hantise semble dépassée. La loi de l’espèce ne gouverne l’expression que lorsque celle-ci est conçue comme « parfaitement solitaire ». Tout ce que Ponge a élaboré depuis les années vingt en matière de rencontre avec le lecteur lui permet à présent de placer l’expression sur un autre plan. Et il faut noter le rôle primordial, dans cette élaboration, de l’achèvement du « Soleil », en 1954. C’est en effet dans ce texte que s’opère ledépassement fantasmatique de la loi de reproduction et de mort dictée par le soleil-tyran, loi à laquelle Ponge se réfère implicitement lorsqu’il évoque un « jet de semence » imposé à l’individu882.

L’écriture véritable échappe à cette loi : si écrire consiste à « parfaire une parole », cette parole alors n’est plus la manifestation, à travers un individu, de la loi de l’espèce. Elle est, émanant de l’individu lui-même et s’inscrivant dans le rythme qui lui est propre, désir de réunir les conditions nécessaires pour pouvoir agir sur d’autres individus, et pour qu’ait lieu une rencontre heureuse, susceptible, elle, d’ « engendrer » vraiment, et non pas seulement de reproduire l’espèce. Ce désir d’engendrement est une nouvelle manière de formuler encore une fois la nécessité d’une dimension pragmatique de la parole : « Il faut donc, tout d’abord, que l’on ait bien en vue le quelque-chose-à-obtenir par la parole (et non seulement quelque-chose-à-exprimer) » note encore Ponge dans « Les Sentiers de la création » (FP, II, 435). Pour l’« obtenir », la condition est de parvenir à un plaisir partagé (plaisir que la notion d’objoie place au premier plan), seul capable de conduire vers un véritable engendrement. Ce qu’il s’agit d’engendrer c’est, chez le lecteur, un effet de suscitation, un désir d’écrire à son tour : « Mais écrire, pourquoi ? (…) pour matérialiser mon cheminement, afin qu’il puisse être suivi une autre fois, une seconde fois » (FP, II, 429). L’écriture est une forme de perpétuation qui échappe aux lois de reproduction propres à l’espèce.

Notes
881.

Texte destiné à fournir l’avant-propos de La Fabrique du Pré, qui paraîtra en février 1971.

882.

Le soleil « les incite à se dénuder, puis les fait gonfler, bander, éclater ; jouir, germer ; faner, défaillir et mourir », lisait-on dans « Le Soleil » (P, I, 784).