Polissage et politesse (polir son texte pour le lecteur)

Six ans plus tard, au moment de présenter au public l’intégralité des brouillons de « La Figue », avec Comment une figue de paroles et pourquoi, Ponge souligne de nouveau, dans son avant-propos, l’importance du destinataire dans le travail sur l’expression, dont le lecteur est l’horizon constant.

Il construit son discours autour de trois citations dont le thème commun est le « polissage » du texte. La citation centrale, celle de Boileau : « polissez-le sans cesse et le repolissez » est, comme le souligne Ponge, « la plus fameuse », raison pour laquelle, dit-il, il a d’abord « préféré l’autre » (CFP, II, 762). Celle-ci, la première, que Ponge place en ouverture, est de Fénelon : « Auguste voulait qu’on usât de fréquentes répétitions plutôt que de laisser quelque péril d’obscurité dans le discours » (ibid., 761). Ponge justifie la publication de Comment une figue de paroles et pourquoi, c’est-à-dire de tout son travail de « polissage » sur le texte de « La Figue », par ce principe d’un devoir de clarté envers le lecteur. Exposé dans toutes ses étapes, ce travail donne certes lieu à quantité de répétitions – et Ponge reconnaît y avoir « porté la mesure à son comble » – (ibid., 761), mais du moins écarte-t-il ainsi tout risque d’« obscurité » pour le lecteur. Le mot polir n’a pas encore été prononcé : il informe pourtant déjà ce thème de la lutte contre l’obscurité, et de l’appartenance du texte au « genre disons démonstratif » (ibid., 761) : rappelons que polir signifie « rendre uni et luisant à force de frotter », et s’applique à ce qui est susceptible de jeter un éclat brillant, comme l’acier.

Quant à la troisième citation, celle que Ponge a souhaité garder « pour notre délectation finale et peut-être notre instruction », la voici : « Lors le roy... print son escu que portoit l'un de ses escuyers et son glaive, et après se polit et acoustra de ses armes »883 (ibid., 762). Cette citation est d’autant plus à remarquer que Ponge en fait l’emblème de ce qu’il souhaite être ses propres « manières » : « Oui ! Qu’autant que jamais, oui, dans le temps présent, telles soient donc nos manières ! » (ibid., 762). Ces manières seront-elles donc celles des armes ? En choisissant dans le Littré un exemple où polir s’applique à l’équipement du chevalier, Ponge renoue avec le vieux thème de la parole comme arme (« on pourra être sûr qu’elle rendra un son si elle est maniée comme une arme »). Mais il le transforme profondément, et relativise son sens guerrier. Car les armes, dans la citation donnée par Littré, représentent moins des instruments offensifs destinés à l’attaque de l’ennemi que la panoplie nécessaire au chevalier pour se « polir », c’est-à-dire s’orner, se parer, se rendre gracieux et élégant, se présenter aux autres sous son meilleur aspect, ou plutôt selon l’aspect qui manifeste le mieux sa fonction (et son idéal) de chevalier. Transposé de la chevalerie à la littérature, le fait de se polir correspond alors, pour l’auteur, à celui de se donner les moyens nécessaires pour se faire reconnaître, respecter – et d’abord admirer – dans la fonction qu’il entend assumer.

D’après Littré, se polir se dit au sens figuré « des mœurs qui s’adoucissent et des esprits qui s’ornent ». Sous sa forme non-pronominale polir, le verbe a le sens figuré de « mettre la dernière main à un ouvrage d’esprit ». Ce sens « culturel » du « polissage » était déjà présent dans le latin polire qui signifiait « rendre uni, brillant, fourbir », et au figuré « châtier, orner ». Polir un objet ou un texte, c’est en éliminer la rudesse et chercher à le rendre aussi parfait que possible. En exhibant toutes les étapes du « polissage » de son texte, en montrant son effort pour le polir, Ponge joue sur le double sens du mot, signifiant par là qu’il cherche à la fois àle parfaire, le rendre brillant, et aussi à le rendre civil, à lui donner les manières de la politesse, de façon qu’il puisse être reçu par les autres. Rappelons que polissage et politesse renvoient tous deux au latin politus, « fourbi, brillant, orné », avec d’emblée le sens figuré de « choisi, châtié, soigné, en parlant du style ». (Le sens de « élégant, bien mis, en parlant d’une personne », est apparu dès la fin du XIIè siècle884). En exprimant son vœu d’un texte « poli », Ponge inscrit autrui, en l’occurrence le lecteur, de manière essentielle et constitutive, à l’horizon de son travail d’écriture.

Rappelons enfin qu’en italien, langue que Ponge connaît parfaitement, pulito signifie aujourd’hui « propre » et que la politezza a été d’abord la propreté, avant de désigner le raffinement. Du reste en français aussi, « polir » a eu la valeur ancienne de « nettoyer, laver »885. On sait quelle importance a toujours revêtu pour Ponge la recherche du terme propre, au double sens de « propreté » et « propriété ». Le « polissage » serait en quelque sorte l’infléchissement final, ajoutant à un devoir de propreté/propriété, qui ne concerne que le rapport à la langue et au monde, la dimension de nécessaire civilité qui concerne la réception par autrui886.

Le vœu final « Oui ! Qu’autant que jamais, oui, dans le temps présent, telles soient donc nos manières ! » signifierait ainsi, (au-delà du contexte immédiat de conflit avec Tel Quel, en ces années soixante-dix887), que les notions d’armes nécessaires et de combat à mener sont toujours valides, mais qu’elles ne passent pas par un affrontement direct. La meilleure arme est celle de l’éclat du style, susceptible, comme la panoplie miroitante du chevalier, d’imposer un respect et même d’emporter une adhésion rendant inutile le combat. Peut-être, aussi, en parlant de ses « manières » Ponge revendique-t-il implicitement une idiosyncrasie qui s’exprimerait à la fois dans ses façons d’être et dans ses différentes « manières » au sens stylistique du terme. Autre façon d’indiquer que l’écriture relève aussi d’une forme de civilité.

Si, dans la poursuite d’une perfection de l’écriture, la notion de civilité tient un rôle essentiel, c’est que cette poursuite ne prend son sens que par rapport à la lecture d’un autre. La prise en compte du lecteur est une condition sine qua non car le but est qu’une rencontre ait lieu.

Notes
883.

Citation trouvée à l’article « polir » du Littré, et tirée de Perceforest, roman anonyme du XVè siècle.

884.

Voir Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., articles « polir » et « politesse ».

885.

Ibid.

886.

Ces deux aspects étaient du reste implicitement présents dès Le Savon de 1946, avec la notion de devoir moral envers le lecteur : « Ici tout n’est qu’ordre et beauté : tout brille. Comme on fait son lit, on se couche. Et je m’en voudrais bien de montrer autre chose que ce que je peux mettre en ordre, polir, orner, et ouvrir (…) aux rayons du sourire et de la volupté » (S, II, 389).

887.

J.M. Gleize souligne l’allusion à un contexte conflictuel : « La rupture avec Tel Quel, en 1974, rappelle à Ponge la fragilité des alliances (…). En 1975 les "telqueliens" sont absents du colloque de Cerisy. En 1976 le rapprochement avec la revue Digraphe (…) participe de ce contexte » (OC II, p. 1607, note 4).