B. Le texte : conjonction, convention, contrat

Les derniers textes de Ponge, en établissant le texte comme lieu de la rencontre humaine, confirment et déploient le nouveau cogito proposé dans Pour un Malherbe.

Les premières pages de L’Ecrit Beaubourg 888 mettent simultanément en scène d’une part la lecture du texte – par anticipation – (« le texte présentement sous vos yeux », souligne Ponge) (EB, II, 895) d’autre part son écriture, ce qui court-circuite ainsi la distance entre les deux : « tels ont été les premiers mots venus sur mon écritoire (…). Oui, tels, et en tel lieu, au haut de cette page, venons-nous, en effet, de les lire » (EB, II, 895). Ponge souligne ainsi la co-présence ou conjonction, autour du texte, de l’auteur et du lecteur, alors même que leur éloignement réel est signifié, lui aussi, avec insistance : « qui suis-je, ici attablé, écrivant ce que vous lisez ? » (ibid., 896). L’intensité de la rencontre auteur-lecteur dans l’espace de la page,rencontre considérée désormais comme acquise, est devenue complètement indépendante de la mise en présence physique (il y avait la même insistance sur ce point dans le préambule au Savon). Malgré l’éloignement on peut se regarder « les yeux dans les yeux » : « A propos d’inauguration, les yeux dans les yeux, regardons-nous donc sans rire, tandis que s’envole l’oiseau ! 889» (ibid., 896-897).

C’est également dans ce texte que Ponge propose cette autre métaphore de la proximité qu’est la partie de cartes – déjà citée plus haut à propos du dévoilement puisqu’il s’agit d’une partie « cartes sur table » :

‘On voit que je joue ici cartes sur table. Et pourquoi ? Parce que je crois que l’honnêteté en art finalement est payante, devrait-elle avoir bousculé quelques habitudes (…). Quoi de mieux, d’ailleurs, que certains chocs pour réveiller ou empêcher de s’endormir (…) ceux qui auraient tendance à se laisser bercer (ibid., 896). ’

La partie de cartes, représentative de ce qui se joue dans la lecture, devient, quand elle se déroule « cartes sur table », emblème aussi de l’exhibition des enjeux (au sens propre), de la mise en présence, dans une confrontation aussi directe que possible à autrui, avec les risques et les avantages qu’elle comporte.

L’instant de la rencontre est d’autant plus précieux que, vue de haut, replacée dans l’histoire de l’espèce humaine, cette rencontre est hautement improbable :

‘Pour vous, lecteur individuel, c’est-à-dire personne indivisible, actuellement vivante (durant quelques instants encore), aux organes sensibles de laquelle est soumis cet ensemble (…) de signes typographiques agencés par un autre individu qui aura vécu durant quelques instants (les trois premiers quarts du XXè siècle de l’ère dite chrétienne) (…), il est un certain nombre de cas (…) où ce texte ne vous apparaîtra que pour ce qu’il est sans doute : un grimoire (ibid., 899, je souligne). ’

L’accent est mis sur la rencontre fugitive de deux individus partageant le même destin humain qui les voue à une existence éphémère. Ceci rappelle les considérations angoissées que suscitait, dans les années vingt, le sentiment d’appartenance à l’espèce. Mais l’angoisse est dépassée, et l’appartenance à l’espèce humaine, plus qu’assumée, est revendiquée dans sa dignité, à laquelle contribue, au premier chef, la parole. Sans doute est-ce là un des objectifs essentiels de l’œuvre dans son ensemble : affirmer la noblesse de la parole humaine et la valeur de la reconnaissance réciproque d’humanité qui s’y exprime.

L’accord manifeste qui se fait autour d’une page, dont les signes sont compris par deux personnes qui partagent la même langue, est donné ici – comme dans Pour un Malherbe – comme le signe incontestable de cette rencontre :

‘Pourquoi (…) cette brusque accommodation au plus près ?
Pour nous ramener, bien entendu, à l’urgence, à la seule réalité du moment : à cette piste, cette page même, dont nous continuons, ne me dites pas le contraire, à parcourir présentement les lignes (ibid, 895, je souligne). ’

La présentation de cet accord autour du langage comme « seule réalité » rappelle, une fois encore, « La Promenade dans nos serres », où s’exprimait le vœu « qu’on ne puisse croire sûrement à nulle existence, à nulle réalité, mais seulement à quelques profonds mouvements de l’air au passage des sons, à quelque merveilleuse décoration du papier » (P, I, 177, je souligne). Avec une différence, significative du chemin parcouru : au départ la seule réalité était celle du langage, opposé au monde ; à présent la seule réalité est l’accord sur un texte, qui fonde à la fois l’existence de ce texte, de l’auteur et du lecteur. Ponge réaffirme là les bases du nouveau cogito qu’il avait proposé dans le Malherbe.

L’accord auteur-lecteur avait été, quelques années auparavant, exprimé pour la première fois en terme de contrat, dans « Les Sentiers de la création ». Or ce mot, rarissime sous la plume de Ponge, surgit de nouveau dans L’Ecrit Beaubourg : « lorsque ( …) je me fus par contrat engagé à écrire (…) le texte présentement sous vos yeux » (ibid., 895, je souligne). Dans « Les Sentiers de la création » Ponge expliquait ainsi la nécessité pour les écrivains « d’écrire les formulations optima qu’ils auront obtenues [même] par un travail seulement mental » (FP, 435-436) :

‘ils (les plus honnêtes d’entre eux du moins) désireront que les destinataires de leur message puissent l’apprécier à loisir, le scruter (je veux dire le lire et relire plusieurs fois) afin que l’accord qu’ils lui donneront le soit vraiment en connaissance de cause (…). Que cela soit conservé comme une sorte de contrat (FP, 436, je souligne). ’

L’apparition de ce terme de « contrat », à la fin de l’œuvre, est significative. Avec lui l’écriture tend à devenir non plus tant la recherche de la perfection que celle d’un accord avec le lecteur, accord qui ne peut être donné qu’en « connaissance de cause » c’est-à-dire grâce à l’appropriation que permet la lecture – et a fortiori la relecture ; la notion de contrat, notion fondamentale bien qu’apparaissant in extremis, insiste sur le fait que le lecteur donne son accord pièces en main, dossier sur table, dans le plein exercice de sa liberté. C’est de manière quasi juridique que les droits du lecteur sont solennellement affirmés.

Le mot contrat, si l’on considère son étymologie – telle que l’indique le Littré –, représente aussi un prolongement de la con-vention dont faisait état l’Appendice V au Savon, ainsi que de la con-férence que constituait la « Tentative orale». Issu de contrahere, « proprement lier, resserrer » (de cum, et trahere, « tirer ») , le contrat désigne l’action de « tirer (faire venir) ensemble, rassembler ». Le texte est le lieu qui tire l’un vers l’autre un auteur et un lecteur, et où se « contractent » des liens. C’est en toute liberté que ces liens se nouent, puisque le terme de contrat, défini comme « accord de deux ou plusieurs volontés » (Littré) comporte nécessairement la notion de volonté réciproque.

Et c’est bien dans l’espace du texte, au fur et à mesure de la lecture, non pas en vertu d’un accord préalable, qu’a lieu le contrat. Littré, en effet, souligne le fait que « dans la pratique on désigne aussi sous le nom de contrat non pas seulement la convention, mais l’acte qui la constate ». Cet usage métonymique du mot « contrat » pour désigner l’acte écrit qui l’enregistre vient à l’appui de la notion de texte comme acte. Le texte est à la fois le contrat lui-même (il en donne les termes, en explique les tenants et les aboutissants) et le lieu où s’accomplit l’acte de passer ce contrat. Il est convention et témoignage de cette convention.

La parole, sous forme de texte, est le lieu de la rencontre humaine. Tel me paraît être le point d’achèvement de l’œuvre, l’aboutissement du parcours. Certes il est très – trop – facile, de trouver dans les derniers textes d’un auteur, lorsque notre position de surplomb rétrospectif nous permet de les lire comme étant, précisément, les derniers, les marques de l’achèvement de son œuvre. Ponge lui-même, du reste, nous interdit de lire la fin de son œuvre comme parfait achèvement, puisque il place ultimement son œuvre sous le signe d’un perpétuel inachèvement en intitulant Pratiques d’écriture ou L’Inachèvement perpétuel le dernier livre de lui paru de son vivant.

Cependant force est de constater que dans ses trois derniers grands textes (Le Savon sous sa forme définitive, « Le Pré », La Table) Ponge emploie le mot parvenir, laissant entendre qu’il a, selon les termes du Littré, « atteint quelque terme présenté comme un but auquel on arrive ». Dans le préambule au Savon, l’auteur insiste sur « l’occasion » qui lui est donnée de « faire aboutir un ouvrage, très anciennement entrepris, mais dont [il] n’étai[t] jamais parvenu, malgré de nombreux essais, à venir à bout » (S, II, 360, je souligne). Il est remarquable qu’il attribue la grâce de cet aboutissement à l’effet de la relation qui se noue à son lecteur-auditeur :

‘Grâce à vous, grâce à cette idée que j’ai, que nous avançons ensemble, je vais, vaille que vaille, y parvenir aujourd’hui.
Bien obligé ! 890 (S, II, 360).

Dans « Le Pré » on trouve cette question : « Serions-nous donc déjà parvenus au naos (…) ? (NR, II, 341, je souligne). La Fabrique du Pré disait, plus affirmativement : « C’est que nous voici parvenus au saint des saints / Au naos (CFP, II, 510, je souligne). Et aussi : « L’orage originel (…) n’aura-t-il donc en nous si longuement grondé / Sinon pour qu’à sa fin (…) / Nous (…) Parvenions à ce pré, dès longtemps préparé pour nous par la nature » (ibid., 490, je souligne). Quant à La Table, Ponge présente, on l’a vu, le texte comme tout entier tendu vers le projet « d’en finir absolument », projet qui se voit confirmé, dans le cours du travail par cette constatation : « Voici à quelle magnification de ce mot, de cette notion, nous sommes parvenus ! » (T, II, 936, je souligne).

De cette œuvre « parvenue » (au moins relativement) à son terme, l’achèvement enfin réalisé du Savon est comme la synecdoque. Or c’est dans ce texte, et juste avant la mention « FIN » que s’opère le lancement définitif de la parole, ou plutôt que le lancement réussi de la parole aboutit au texte : « Voilà donc ce livre bouclé ; notre toupie lancée ; notre SAVON en orbite » (S, II, 416). La parole, comme étape de lancement et mise à feu, paraît s’évanouir au profit du texte, en tout cas opérer un mouvement d’échappée vers le haut et vers l’avenir. La parole a rempli pleinement son rôle propulsif. Elle autorise une forme – paradoxale – d’achèvement vers l’avenir.

Mais parallèlement l’achèvement prend aussi, avec « Le Pré » et La Table, la forme d’un retour vers l’origine. Elle rejoint l’univers des débuts : débuts du monde et balbutiements originels de la nomination avec « Le Pré », débuts de l’œuvre et de l’écriture avec La Table, dans un retour au support initial. L’œuvre inclut dans sa portée finale l’ouverture totale en direction de l’avenir comme du passé. La parole est considérée de bout en bout : depuis l’acte initial de prise de possession du monde par la nomination jusqu’au moment où elle a accompli la mise en orbite d’un texte qui, désormais, pourra poursuivre sans elle son devenir.

Il faut redire enfin quel achèvement constitue le fait de pousser jusqu’à son terme, avec Comment une figue de paroles et pourquoi, la logique de dévoilement du travail d’écriture. Ponge l’aurait-il souhaité, il n’aurait pas pu aller plus loin dans ce sens. N’affirme-t-il pas dans son avant-propos avoir atteint là un « comble » (CFP, II, 761) ? Le tour de force est cependant que cette exhibition soit aussi une remise en cause de la notion d’achèvement, au sens où l’étalage de tous les états du texte ramène la version publiée, censée être achevée, au rang de l’une des formes possibles seulement du texte. Une fois encore, une ultime fois, le critère de l’achèvement se situe dans l’opération, l’acte, non dans l’œuvre, le résultat.

Toujours est-il que l’auteur offre là à son lecteur le maximum de ce qu’il peut lui laisser voir. Ce n’est pas le moindre des paradoxes – apparents – de cette œuvre que, dans le même temps qu’il lui montre tout de son travail d’auteur, le lui fait partager sans restriction, il lui propose aussi (avec La Table) de partager le silence. La notion de partage atteint là son sommet : dans la relation auteur-lecteur, l’exercice de la parole autorise jusqu’au partage du silence.

Notes
888.

Texte commandé à Ponge pour l’inauguration du centre Georges Pompidou.

889.

Rapprochant « inauguration » de « augure », Ponge fait allusion à l’observation, par les augures, du vol des oiseaux.

890.

L’expression « bien obligé » fonctionne, bien entendu, sur deux niveaux de signification, réaffirmant ultimement à quel point la prétendue « contrainte » de s’adresser à un lecteur est salutaire.