Conclusion : « Sed tamen effabor ! Pourtant je parlerai ! »

« Sed tamen effabor » : c’est avec cette formule empruntée à Lucrèce que Ponge, âgé de soixante-dix-huit ans rend un ultime hommage à la parole, dans « Nous, mots français »891 : un hommage sous la forme d’une prise de position résolue en faveur de la parole, en dépit des réserves que celle-ci ne peut manquer de susciter. Cette formule prend d’autant plus valeur de conclusion pour l’œuvre qu’elle intervient dans le cadre d’un bilan de soixante ans de pratique. Les conditions d’énonciation de ce texte sont en effet propices à une rétrospection : il est commandé à Ponge par la N.R.F. (dirigée, alors par Georges Lambrichs), c’est-à-dire par l’instance même qui avait accueilli ses premiers écrits, et par qui il a tant souhaité faire publier les suivants. C’est donc l’occasion d’un retour au tout premier début de l’œuvre, et aux doutes qui la caractérisaient. Mais ceci dans un renversement sans doute jubilatoire des positions, puisqu’au vais-je réussir à parler ? du jeune écrivain inconnu fait place le pourquoi me demande-t-on aujourd’hui de parler ? de l’écrivain désormais officiellement reconnu :

‘Quand, dès que se décida un certain rajeunissement de la N.R.F., paradoxalement quelque texte, pour y paraître aussitôt, fut demandé au vieil écrivain que je suis,
Sans doute fut-ce comme à l’un des rares, parmi les plus anciens familiers de cette maison, qui pût, malgré ses nombreuses incartades (…) y être naturellement associé (NNR III, II, 1290). ’

Ponge se livre alors, à propos de sa pratique de la parole, à une sorte d’état des lieux qui, embrassant présent et passé, l’amène à constater la permanence d’un certain nombre de difficultés et de doutes, dont le bilan qu’il dresse constitue d’abord un recensement. Il fait resurgir les vieux tourments, commençant par se déclarer « peu assuré » « de la valeur de [s]es diverses proférations, aussi bien textuelles que tout autres » ; il reconnaît en effet, « avec gêne », « leur apparente incohérence et, plus profondément encore, la vanité de toute expression, l’improbabilité d’une communication véritable » (ibid, 1291). Il souligne également la difficulté persistante à se déterminer, devant « l’afflux torrentiel, à chaque instant des réponses possibles à chaque question posée », et évoque la variété des postures qui furent les siennes : « Ah ! Combien n’en ai-je pas expérimenté, combien de sentiments, d’idées, de convictions successives, d’amitiés, d’inimitiés, d’enthousiasmes, de déceptions, de deuils » (ibid., 1291). Il constate, pour finir, la persistance, en son vieil âge, de certaines des inhibitions de sa jeunesse :

‘Et de tout cela résultant en moi, parmi l’écho lointain des chœurs de la jeunesse,
De plus en plus durables et, me semble-t-il, interminables inhibitions… (ibid., 1291). ’

Cependant tout cela débouche, paradoxalement, sur cette conclusion, empruntée à Lucrèce, que met en valeur son isolement typographique dans la page : 

Sed tamen effabor ! 892
Pourtant, je parlerai ! (ibid., 1291)’

Le mot d’ordre initial, « il faut parler », une dernière fois est proféré, assorti de ce « pourtant » qui rappelle que parler a toujours été d’abord parler contre. Il est ainsi définitivement validé, revendiqué au regard de l’ensemble de l’œuvre comme profession de foi, d’autant plus résolue qu’elle est faite en pleine connaissance de cause. Au terme de soixante ans d’exercice continuellement réfléchi de la parole, la conscience des découragements qu’elle provoque est toujours aussi vive. Prendre la parole reste, comme aux origines de l’œuvre, un défi ; Ponge fait de « Nous, mots français » la mise en œuvre, une fois encore, de ce défi. Il formule au futur son mot d’ordre initial : « je parlerai » dit-il à soixante-dix-huit ans, comme il se le promettait à vingt. Dans le contexte politique des années soixante-dix, Ponge réactualise le défi en le justifiant par la nécessité d’opposer une résistance face à ce qu’il considère comme un péril national pour l’esprit. Ce n’est pas à la question du bien-fondé de cette justification893 que je m’intéresserai ici, mais à l’éloge de la parole qu’elle autorise :

‘Ô Divinité, notre seule raison d’être, Ô Parole, matière et esprit mêlés, il est, en effet, des circonstances où la survie de l’esprit sous ses espèces françaises est en tel péril, qu’une prise de position (…) est inéluctable de la part de ceux qui occupent quelque poste de responsabilité à ton égard (ibid., 1291). ’

La Parole, invoquée une fois encore dans les termes d’un culte religieux, porte ici sa majuscule et suscite le Ô lyrique originel, celui de « La Promenade dans nos serres » (« Ô traces humaines à bout de bras, ô sons originaux »). Malgré les difficultés, toutes réévoquées préalablement, que soulève son exercice, hommage lui est encore une fois – et définitivement – rendu.

Ponge en arrive alors à une affirmation capitale. Il reconnaît comme fonction essentielle à la parole celle d’être pour les hommes le lieu commun où ils peuvent se rencontrer. Et cela même si « le sentiment que chacun se fait de sa Langue » est « parfaitement individuel » :

‘Chacun de nous (…) a, par exemple, son sentiment particulier de la couleur des voyelles, comme chacun a son œil, sa vision. Tout cela est en quelque façon biologique et provient à chacun de son originalité, id est de ses origines.
Pourtant, car il ne faut pas fabuler exagérément : « Rendez-vous à telle heure en tel lieu » pouvons-nous, entre hommes, nous dire, et voilà qui connaît presque à coup sûr réussite.
Rien de trop étonnant en cela, puisque tout finalement n’a lieu que dans la Parole, dont le caractère primordial et sacré reste toujours à rappeler (…) (ibid., 1292, je souligne)’

Ainsi, en dépit des indéniables insatisfactions liées au fait de parler, le constat final, loin d’être celui d’un échec, célèbre l’efficacité de la parole, et ceci en termes de rencontre humaine. L’activité littéraire est replacée dans le cadre de la condition humaine, de ce qui peut « entre hommes » advenir. La parole est le lieu d’un rendez-vous possible, et même le seul lieu possible de ce rendez-vous. Telle est la conclusion de l’œuvre, et l’hommage ultime qu’elle autorise : « Tout finalement n’a lieu que dans la parole ».

Le « pourtant » qui accompagne la résolution de parler n’en est pas moins essentiel, en ce qu’il dissipe deux illusions possibles. La première serait celle de croire Ponge parvenu à une conception triomphante de la parole comme remède à tous les maux. Le recensement des insatisfactions liées à l’exercice de la parole est là pour rappeler qu’il n’en est rien. La parole a partie liée avec le manque, avec l’échec, et en reste irréductiblement marquée894. Du reste, Ponge ne fait là que reprendre le constat fait par Lucrèce lui-même auprès de son élève :

‘qu’il me sera difficile de t’en convaincre [de la destruction fatale du monde] par mes discours ! Il en est ainsi dès qu’on fait entendre aux oreilles une vérité inconnue jusque-là qui ne peut être éprouvée par les yeux ni par les mains, moyens les plus sûrs de faire pénétrer l’évidence dans le cœur de l’homme et dans le sanctuaire de son esprit. Je parlerai cependant (…)895. ’

Ce qui est pointé par Lucrèce – et par Ponge après lui –, c’est la difficulté à convaincre par la parole, à conférer à cette parole un caractère d’« évidence ». La trajectoire par laquelle Ponge tente d’amener la parole au même degré d’évidence que les objets est restée, restera nécessairement, hyperbolique. Et pourtant, à la suite de Lucrèce, qui à plusieurs reprises dans son traité896 affirme sa détermination à poursuivre son discours en dépit de la conscience de ses insuffisances, il reste convaincu de la nécessité de tenter de se faire entendre. Il n’est pas indifférent qu’il emprunte les termes de cette résolution à ce qui est, de la part de Lucrèce, une adresse directe à son auditeur. En somme le « pourtant », et donc l’essentiel du défi qui reste encore et toujours à relever, concerne in fine bien davantage l’effet à produire par la parole que l’adéquation de celle-ci au désir d’expression du locuteur.

La deuxième illusion que dissipe Ponge est celle selon laquelle le travail de toute une vie l’aurait conduit à un exercice de la parole enfin libéré de toute entrave, de toute censure. La parole n’est pas, ne sera jamais à ses yeux un flux que la levée des blocages suffit à laisser couler en toute liberté. Ponge le rappelle : son exercice continue à connaître des « inhibitions », « durables », voire « interminables ». Ces inhibitions ne renvoient pas ici à une quelconque pathologie d’ordre psychologique, laquelle supposerait symétriquement la radieuse possibilité d’une parole enfin « désinhibée ». Conformément à son étymologie (inhibere, composé de in et de habere, signifie « tenir dans », donc « retenir, arrêter » – un élan, une impulsion), le mot renvoie à un simple phénomène d’immobilisation (temporaire) du processus d’écriture. Phénomène maintes fois constaté par Ponge, et qui n’a pris dimension tragique qu’au moment du drame de l’expression, où, selon sa propre formule, son « exigence de correction en profondeur aboutissait au silence », ou du moins à une « inhibition presque totale à parler »897. Il est intéressant de noter que le mot latin inhibitio signifie « action de ramer en sens contraire ». Il désigne donc une forme de résistance interne (au nom de la hantise d’être emporté par le flux des paroles) à la force qui pousse l’être à suivre sa pente. C’est au moment de La Seine que Ponge pourra faire enfin confiance à ce courant, qu’il aura identifié comme le sien propre, et faire en même temps confiance en sa capacité à « lentement enrober » ou « éroder » les obstacles » (SEI, I, 296) qui ne manqueront pas de survenir898. L’inhibition n’est rien de plus qu’un fait dont Ponge constate la récurrence dans son travail, y compris le plus récent899, mais qu’il considère comme coextensif à ce travail – l’une de ses aventures nécessaires –, sans le charger de connotations psychologiques négatives. Quant aux censures, non seulement il ne les en charge pas davantage mais, depuis plus de vingt ans déjà, il en fait, à la différence des inhibitions, de véritables valeurs qu’il revendique comme telles. N’écrivait-il pas dans le Malherbe, dès 1951, à propos de l’utilité qu’offre l’exemple des chefs-d’œuvre passés : « c’est surtout à l’affûtage de nos censures, bien sûr, que cela peut servir » (PM, II, 28, je souligne). Il y verra même bientôt le principal mode de manifestation de cette valeur qui lui est chère, à savoir le goût. Les censures de l’auteur sont sa façon de se « refuser » à dire les choses autrement que selon sa vérité propre, elles sont gardiennes de l’authenticité de sa parole900. Aussi les revendique-t-il comme lui appartenant « en propre », au même titre que son goût et son désir : il préconise « un choix constant par le poète de sa propre différence, de son propre goût, de son plus authentique désir (ses propres censures, au fur et à mesure, jouant automatiquement) » (M, I, 692).Là encore, un retour au sens latin du mot peut être éclairant : de censere, « évaluer, recenser, juger, estimer » l’activité du censeur participe de cette magistrature que revendique Ponge. L’ « ex-martyr du langage » (RE, I, 368) estime avoir fait suffisamment la preuve de ses qualités de censeur pour ne laisser à personne d’autre le droit de censure sur son œuvre.

Cette mise au point est nécessaire pour éclairer la relation à l’autorité à laquelle est parvenue Ponge à la fin de son parcours. Il ne s’est jamais agi pour lui de parvenir à une « libération » à l’égard de toute autorité, mais d’adhérer librement à celles qu’il reconnaît, de sorte qu’elles deviennent parfaitement siennes. Du reste, à ce titre, « Nous, mots français » est significatif : c’est un texte qui rend hommage à toutes les figures tutélaires, tous les maîtres, à commencer par Jacques Rivière et Jean Paulhan, les premiers intercesseurs en littérature901. Sont encore évoqués Mallarmé (à travers « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », ibid., 1291), Malherbe (par le biais d’une citation du Malherbe I), Montaigne (« Moi aussi, comme notre vieil auteur, (…) "Je dy vrai, non pas tout mon saoul, mais autant que je l’ose dire ; et l’ose un peu plus en vieillissant" ») (ibid., 1290). Et surtout, « Nous mots français » fait acte d’allégeance aux maîtres latins – avec la présence massive de Lucrèce (le plus ancien maître) et d’Horace – à qui la parole est donnée dans leur propre langue, dans ce latin qui représente l’une des principales figures d’autorité venues de l’enfance. Jamais Ponge n’a autant parlé en latin, comme si la référence latine qui travaillait toute son œuvre dévoilait là son envers, se donnait cartes sur table902. Les maîtres peuvent en effet désormais être cités tels quels : l’ex-élève peut leur donner la parole sans risque qu’ils l’accaparent. Ils font partie maintenant des raisons et des résons de l’œuvre. Du reste, depuis que ses raisons sont devenues résons, Ponge est désormais quitte du souci, longtemps prégnant, de se les formuler et d’en rendre compte. Il n’est que de voir comme il se plaît, dans l’avant-propos à Comment une figue de paroles et pourquoi, à soustraire sa « Figue » au champ des raisons, la définissant comme « un texte édicté, ordonné de pleine puissance et autorité personnelle sans autre cause ni raison que mon Bon Plaisir, et capable pourtant de gagner quelques suffrages » (CFP, II, 761, je souligne). Ce « pourtant » entre en écho inversé avec celui du « et pourtant je parlerai » : la résolution ferme de prendre la parole malgré les difficultés prend appui sur la possibilité, toujours entrevue et parfois constatée, de susciter par la seule réson de cette parole, hors de tout usage convenu des raisons préétablies, la venue de l’autre au lieu du rendez-vous, et même d’y obtenir son adhésion.

« Tout finalement n’a lieu que dans la Parole » : si l’on compare cet ultime constat avec celui, non moins ultime, de Mallarmé, « Rien n’aura eu lieu que le lieu »903, on mesure la distance qui sépare Ponge de celui qui a été initialement son modèle. La parole est, pour Ponge, le lieu de la rencontre humaine. Tel me semble être le point d’arrivée de son parcours et, plus même, l’intuition qui, de bout en bout, a soutenu son travail. Mais pour parvenir à sortir de lui-même une parole capable de produire pleinement cet effet, il lui a fallu d’abord l’arracher à ses aliénations et impostures, et se replacer, comme au début du monde, homme en face des choses, dans un détour par une solitude essentielle. Les choses ont été le précieux lieu commun, le lieu vierge où pouvait se réinventer, hors du monument des raisons et des paroles, une rencontre. Le parti pris des choses n’est pas une fin mais un point de départ. Ponge n’est pas le poète des choses, mais plutôt de l’accession à la pleine humanité de la parole, par sa mise au monde. La poésie est mise en évidence de la reconnaissance mutuelle d’humanité qui se joue, entre êtres humains, dans la parole. La poésie est en somme la parole portée à son comble. Telle est pour Ponge la seule manière dont elle lui devient concevable et désirable, selon cette déclaration qu’il me faut une nouvelle fois citer :

‘Et certes, si l’on veut nommer Poésie celle qui ne concerne que ce phénomène mystérieux et adorable, la Parole ; qui la manifeste à la fois et la pratique, et la cultive ; qui ne s’occupe enfin que de son mystère, de son autorité et de son culte, alors c’est en effet la Poésie qui nous intéresse (PM, II, 176).’

Si Ponge confère à la poésie – comme d’autres poètes avant lui – un caractère sacré, c’est parce qu’elle est parole. C’est bien à une religion de la Parole, religion où s’entend l’étymon religere « relier », qu’il parvient. On l’a vu, la Parole s’est appropriée symboliquement, au cours des années cinquante, la puissance du Verbe904, au point que celui-ci disparaît quasiment de la scène dans la dernière période. Son ultime occurrence, dans L’Ecrit Beaubourg, joue d’une désinvolture manifeste à l’égard du texte biblique, dont l’écho est très affaibli905. Quant à Logos, il ne reparaîtra qu’une fois, en 1964, lors du travail sur « Le Pré », au moment où l’auteur découvre dans paratus l’euphorique coincidence du « participe passé par excellence » et du « préfixe des préfixes » : « c’est ici le point suprême le niveau sacré où je touche le fond des langues où je suis au saint des saints du logos » (FP, II, 547). Le Logos c’est bien, dans l’idiolecte de Ponge, l’épaisseur du langage, longtemps crue insondable mais qu’il lui semble, avec « Le Pré », avoir enfin traversée jusqu’au « fond ».L’aspiration à rejoindre la profondeur, présente dès l’origine, a trouvé sa réalisation symbolique, après trente ans de travail, dans le mouvement d’enfouissement volontaire que l’on observe dans les années cinquante906. Symétriquement a pu alors avoir lieu le mouvement de surgissement vertical du Verbe, qui se fait parole dans sa traversée de l’être humain, s’y engouffrant vers le haut et produisant la lumière s’il rencontre une qualité de résistance suffisante.

Tel est l’étonnant parcours qui, d’une rage initiale contre les paroles, conduit à une assomption en gloire de la parole. Je voudrais, pour terminer, tenter de montrer, en retraçant rapidement les étapes de ce parcours, que sa logique se retrouve dans le travail sur les signifiants. A l’exemple de Ponge, je me placerai au niveaudes onomatopées originelles, des infrasignifications », le seul, dit-il, « qui [lui] convienne » (CFP, II, 505), pour articuler parole à des mots qui (comme du reste parcours lui-même) comportent eux aussi la séquence phonique PAR. Il me semble en effet y voir une sorte de signifiant matriciel ou, pour reprendre le terme de Ponge, d’ « onomatopée originelle ». M’y invite en particulier le « Pré », texte dans lequel la notion de préparation (paratus : lieu préparé) est centrale. Ce que, après Ponge, j’ai trouvé au Littré, c’est que le PAR de préparation avait même origine que celui de parti (pris), de parer (un danger, un coup) et séparer, de particulier, de partage, d’appartenance, et de parturition c’est-à-dire d’engendrement. Cet angle me paraît ainsi une entrée tout indiquée pour récapituler le parcours de l’œuvre dans son mouvement d’accession à la parole.

Brièvement caractérisé, ce parcours irait d’une séparation indispensable (parti pris), à l’offrande à autrui d’une préparation, en passant par un auto-engendrement de la parole, un effort continu pour la faire s’engendrer (se parere)907.

Un bref rappel étymologique est ici nécessaire : part se rattache à une famille d’une racine indo-européenne *per, « procurer », racine exprimant le don, représentée, outre le latin pars, en irlandais et en grec908. La famille latine comporte trois éléments principaux : pars, parere et parare. Pars désigne la part accordée à un individu sur un ensemble, d’où partiri « partager », partitio « partage », et particularis. Parere signifie « procurer » et – se spécialisant dans le sens de « procurer un enfant au mari » – , « mettre au monde, enfanter » (d’où parent et parturition). On trouve aussi, en latin, un parare, « faire effort pour se procurer », donc « apprêter, préparer, ménager, faire avoir ». Ce verbe duratif est l’intensif de parere. En dérivent parer, préparer, réparer, séparer… Trois directions principales, donc : la partition séparatrice, la parturition, la préparation.

Au début du parcoursla parole est surtout façon pour le locuteur de se séparer, pour parer aux menaces mortelles que sont le silence et l’envahissement par les paroles des autres. Rappelons que l’action de parer renvoie à la fois à celle d’ « apprêter » (d’où « orner ») et d’« éviter par une défense »909. Le premier sens du mot est peu activé par Ponge, à une exception près, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir : le texte inaugural qu’est « La Promenade dans nos serres » désigne l’ensemble des mots comme un « appareil », « profondément sensible » (PR, I, 176). En revanche, le deuxième sens, défini par Littré comme « éviter, détourner (parer un coup, une botte) » et au figuré « détourner, empêcher » est très actif. Littré donne de nombreux exemples de l’emploi du verbe en terme d’escrime (« parer de la pointe »), ce qui nous ramène à l’image du duel à l’arme blanche, présente au seuil de l’œuvre : « que j’aie pu seulement quelquefois retourné d’un coup de style le défigurer un peu ce beau langage » (DPE, I, 3). La toute première parole pongienne, essentiellement défensive est conçue comme arme pour parer les coups, elle constitue une parade (« chaque botte doit avoir sa parade » dit Littré, citant le Dictionnaire des arts et métiers). Cette action de parer à, plus réactive qu’active, ne laissera place que beaucoup plus tard au parer oblatif de paratus.

Parade, la parole l’est aussi à cette époque pour l’auteur dans le sens où il y voit une bouffonnerie. Rappelons en effet que la parade désigne également une scène burlesque donnée par les bateleurs à la porte de leur théâtre910 pour piquer la curiosité des passants et s’attirer des spectateurs. D’où la connotation péjorative du mot parade, qui peut désigner, dit Littré, un « étalage plein de fausseté ». La parole a donc partie liée, à l’origine, avec l’imposture, et avec cette « duperie » qui est à l’époque une hantise pour Ponge.

Le fait de prendre le parti des choses mettra fin à cette parade-là : la parole est désormais préservée du risque de bouffonnerie par le fait qu’elle est authentifiée par les choses. Elle reste néanmoins, pour un temps, parade au sens défensif, manière de « se parer de » ou de « parer à »: parole qui garde.

Cependant l’activation essentielle à cette période des années trente est celle du sens de partition et de partage, dont témoigne Le Parti pris des choses. Il s’agit de trouver une ligne de partage, de faire le départ entre soi et non-soi911, de se définir face à et contre, en somme de se séparer, activement. Cette énergie motrice sera périodiquement réactivée chez Ponge, notamment dans les périodes de trouble. Il y reviendra ainsi au moment du Malherbe, écrivant en 1955 : « C’est sans doute parce que nous sommes jetés dans le monde et dans l’histoire, et que nous ne pouvons nous en séparer, que nous ressentons si fort la nécessité de ramasser nos pantagnières, nos raisons d’être, – et de parler » (PM 139, 23 janvier 1955). L’exercice de la parole est d’abord partage au sens où il permet au locuteur de se ressaisir de la part qui est la sienne912 ; cette part une fois solidement établie, la notion de partage pourra évoluer vers son autre acception.

Au moment de la guerre, la confrontation aux tourmentes de L’Histoire et le recentrage sur l’humain infléchissent l’exercice de la parole vers la notion de préparation : il s’agit, en en faisant un dispositif « suscitatif », de préparer l’avènement d’un « homme nouveau », « à partir du plus profond et du plus noir », un homme « à sortir des brumes et des fumées religieuses et métaphysiques, – des désespoirs » (PR, I, 229).

Tout un travail s’engage aussi, à cette époque, en vue de la réhabilitation de l’imparfait et de l’erreur. Notons que « parfait » et « imparfait » ne ressortissent pas étymologiquement à pars 913  ; l’exemple des propres pratiques de Ponge, qui fait bien souvent jouer les relations phoniques entre les mots indépendamment de toute étymologie, invite cependant à les en rapprocher et à les intégrer dans ce récapitulatif914. C’est en effet un tournant capital de l’œuvre que cette tentative de réhabilitation de l’imparfait. Si « La Promenade dans nos serres » avait précocement entrevu la « divine nécessité de l’imperfection », c’est cependant surtout sur un mode déceptif, voire douloureux, que l’imparfait du signe (auquel Ponge avait consacré en 1924 un texte, « L’Imparfait ou les Poissons volants ») avait été évoqué dans les années vingt, Ponge formant alors le vœu de maltraiter si bien le langage que « que l’imparfait du signe demande lui-même humblement son pardon » (PE, II, 1007). Symétriquement, l’idéal de perfection avait dominé toute la période des années vingt et trente. Le Parti pris des choses en réfère explicitement à la perfection de la Pluie, des Mûres, des Escargots, de l’Orange, du Galet… On a vu que cependant, dès 1938, les « Notes pour un oiseau » tournent en dérision « l’oiseau parfait »915 (RE, I, 348). En 1940, dans les « Souvenirs interrompus » l’auteur signale explicitement le passage d’une étape : « il est fini le temps où je préférais ne rien dire que de dire rien imparfaitement » (NNR, II, 1108-1109). Les « Pages bis IV » manifestent, en 1944, au nom du désir de « malgré tout (…) tenter d’exprimer quelque chose, c’est-à-dire soi-même » (PR, I, 212) une prise de distance par rapport à l’idéal de la perfection formelle916. On entre dans une expansion du moment de la création, où la parole est plutôt en train de se faire, interminablement, que par-faite. Le renoncement à la perfection s’accompagne d’une intégration progressive du Temps dans l’œuvre.

L’après-guerre réactive le processus de « séparation », sous la forme d’un besoin de secouer toute appartenance, au nom de la volonté de « prendre son propre parti » et de « chanter son particulier 917  ». Mais ce processus de séparation s’accompagne d’un mouvement inverse d’ouverture dans lequel la parole intègre progressivement certains modes de réalisation (le fluide, l’informe, le volubile, l’unisson avec le vent) contre lesquels elle s’était d’abord définie. Cessant d’être « parole qui garde » la parole tend à se déplacer de la fonction de parer à vers celle de s’exposer à (et en particulier, avec la « Tentative », à la réalisation orale). Il s’agit de se défaire de certaines séparations protectrices. La parole s’exhibe, se dévoile, revendiquant une forme nouvelle de beauté, emblématisée, dans « La façon de faner des tulipes » (1950) par celle que revêtent les tulipe au moment où, se fanant, elles se tordent et exhibent leurs pistils :

‘Nous aussi en avons fini de la « beauté » ; de la forme parfaite : celle d’une coupe, pour les tulipes à leur éclosion (classique).
Il nous faut laisser s’avancer le pistil, pour dieu sait quel fruit… (NNR, II, 1217).’

L’auteur de même, se « laisse s’avancer », à la même époque vers son lecteur, en même temps qu’il sollicite de plus en plus ce lecteur, l’invitant à une participation active. C’est du reste encore une fois un travail de séparation (entre la figure du lecteur et celle du critique) qui lui permet de construire son destinataire. Il trace une ligne de partage. C’est pour le lecteur du Savon de 1946, et pour lui seul918 que s’exprime pour la première fois le thème du préparer quelque chose et l’offrir : « il s’agit beaucoup moins de propulser moi-même des bulles, que de vous préparer le liquide (ou la solution comme on dit si bien) (…) dans lequel vous pourrez, à mon exemple, vous exercer (et vous satisfaire) indéfiniment, à votre tour… » (S, II, 404). L’équivalence entre texte et préparation s’intensifiera à l’époque du Malherbe : « je crus devoir préparer, pour le donner là, un Malherbe » (PM, 70, je souligne) écrira Ponge en 1952919.

L’aspiration créatrice ou recréatrice s’exprime, vers 1950 et à l’exemple de Braque920, par l’ambition de réparer le monde (tout en continuant à préparer l’avènement d’une nouvelle civilisation), en particulier dans « Le Murmure », qui définit l’artiste moderne comme « réparateur attentif du homard ou du citron, de la cruche ou du compotier » et lui donne pour fonction « fort claire » d’« ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient » (M, I, 627). Ambition réparatrice dont l’écho se prolonge dans Nioque de l’avant-printemps (1950) : « Comme à chaque instant la pluie, les intempéries font s’abîmer, dégradent les maisons rustiques, il faut redresser (réparer) cela sous peine d’écroulement prochain. Voilà qui est bon » (NIO, II, 960).

Cependant, l’essentiel de cette période est dans le mouvement qui conduit l’auteur à se réapproprierla parole en rejouant sa naissance. « La Tentative orale » et « Le Murmure » sont les deux principales actualisations de cet engendrement de la parole. En faisant coïncider « son propre parti » avec celui de la « parole à l’état naissant », l’auteur opère une parturition de la parole bien plus qu’il n’en fait un processus de partition. Il ne s’agit plus de se séparer mais de se parere, « s’engendrer ».

Dans les années cinquante s’effectue l’assomption de la parole en gloire, car elle s’approprie la notion d’autorité. Elle parvient à la transmutation, désirée de longue date, du particulier au général921. L’autorité principielle de la Parole fonde un nouveau cogito, qui établit définitivement le lecteur dans la position de partenaire 922 indispensable : « Je parle et tu m’entends, donc nous sommes » (PM, II, 176).

La méditation sur l’œuvre de Malherbe aboutit, avec la métaphore de la résistance, à une deuxième parturition, sous la forme d’un accouchement par le haut. La parole est cette force qui réussit à traverser l’individu lorsque celui-ci lui fournit une résistance adéquate, elle « s’engouffre » dans son corps puis « s’envole par la tête » et « débouche en plein ciel » (P, I, 721). A travers ce phénomène d’incorporation et d’interaction s’exprime une nouvelle conception de l’individu, qui n’est plus défini comme part qui résiste, mais comme lieu de la participation à l’émergence de la parole. Si « résister » c’est étymologiquement « se tenir en face » (re-sistere) et même, ajoute Littré, « ne pas se laisser pénétrer », la « résistance » telle que l’invente Ponge signe la fin de la conception séparatrice de la parole.

Cependant, paradoxalement aux idéaux majestueux du Malherbe, se poursuit le mouvement de renoncement à la perfection. Rappelons qu’en 1953, Ponge frappe de suspicion l’idéal oraculaire d’un « langage absolu » et la satisfaction qu’il procure, soulignant qu’« il suffit de quelques instants pour déchanter, et pour désirer violemment (…) quitter cette chambre trop sonore – et repartir dans la vie, dans le risque, dans la maladresse, dans la forêt épaisse des expressions maladroites » (M, I, 646). « La Chèvre » est emblème de ce désir de « repartir dans la maladresse »923, mais aussi de découvrir, au sein de l’erreur, une forme de « perfection accomplie de cette erreur » (P, I, 808).

Dans la dernière période de son œuvre, Ponge radicalise le processus de monstration des efforts qui la préparent. La parole se pare, en somme, de ce qui est réputé la déparer, c’est-à-dire l’ensemble de ses préparatifs. Simultanément, le processus de séparation atteint un sommet métaphorique avec l’image, proposée dans Le Savon de 1964, du « lancement » de la parole, comme phénomène par lequel le texte parvient à se séparer totalement des conditions d’énonciation qui lui ont donné naissance. On a vu cependant que ce lancement était étroitement conditionné à la traversée préalable de la parole dans le corps de l’être parlant924. La perfection de la parole ainsi lancée, qui tient toute seule parce qu’elle a trouvé son « régime » est un idéal qui n’en laisse pas moins subsister, à la façon d’un autre idéal en acte (cette coexistence de mouvements apparemment contraires se constate maintes fois chez Ponge), celui de l’inachèvement perpétuel que, de fait, l’auteur choisit de mettre en œuvre.

Quant à la notion de préparation, elle prend à cette époque toute son ampleur. La parole devient essentiellement l’acte de préparer (ou de « polir ») quelque chose pour le lecteur, de le lui « parer » au sens de « le rendre propre à l’usage », tel qu’il s’est conservé dans certaines acceptions techniques, notamment en cuisine925 : « [Il] me fut proposé de préparer quelque chose pour vous » écrit Ponge dans Le Savon, (S, II, 408). Le thème de la préparation de parole offerte à autrui est particulièrement prégnant dans « Le Pré », où parere retrouve pleinement son sens latin de « procurer », et donc la dimension de don inscrite dans la racine indo-européenne per à laquelle il se rattache : « notre nature ainsi nous propose | procure des prés » (CFP, II,474). Dans une ultime conjonction, l’acte de préparation accompli par l’auteur en direction de son lecteur se voit coïncider avec celui que la nature opère en direction de l’homme926.

Si les derniers textes établissent pleinement la parole dans la fonction de lieu de la rencontre avec autrui, toute l’œuvre peut se lire rétrospectivement comme façon de se préparer à cette rencontre. A propos des végétaux l’auteur écrivait en 1936, dans « Faune et flore » : « Ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire » (PPC, I, 43). Longue aura été la période de préparation à la rencontre, mais dans cette durée la notion d’auto-préparation se colorera d’un dynamisme croissant, jusqu’à se confondre avec celle de préparation à offrir à autrui. L’œuvre de Ponge démontre en effet l’indissociabilité des deux phénomènes : seul le fait de se préparer intérieurement (expression prégnante chez Ponge pour qualifier son travail927) peut faire accéder à l’offrande d’une préparation à autrui.

L’œuvre est en somme un appareil à l’intention du lecteur928.Le mot (dérivé de apparare, « apprêter »929) a originellement une valeur beaucoup plus dynamique que dans son acception actuelle : il désigne un ensemble d’éléments préparés pour une opération, et non pas seulement un dispositif matériel930. Il se trouve que le mot « appareil » – déjà présent, rappelons-le, dès « La Promenade dans nos serres » – est très abondamment utilisé par Ponge, d’abord à propos des objets de la nature : la pluie constitue un « brillant appareil » (PPC, I, 16), la végétation forme un ensemble d’« appareils hydrauliques » (ibid., 48), la guêpe se comporte avec les fruits comme un « petit appareil extirpeur particulièrement perfectionné » (RE, I, 339). Mais le monde lui-même, dès qu’on le voit « d’un peu haut » ressemble à un « délicat appareil » (SEI, 290)931 : à partir des années cinquante se développe, on l’a vu, une conception mécaniste de l’univers comme gigantesque machine dont l’homme n’est qu’un « rouage ».

Dès lors, l’œuvre peut se lire comme tentative de disposer un appareil de paroles 932 en face de l’appareil du monde. L’homme ne se définit-il pas, précisément, par son pouvoir de « s’adapter » et « se perfectionner » en fabriquant « une infinité d’appareils » (L, I, 506) ? Le poète est celui qui fabrique puis propose un appareil d’où surgit, au contact de l’homme et du monde, le sens et le poème. Exemplaire de cette ambition est ce passage de « De la nature morte et de Chardin » (1963) :

‘A chaque instant (…)
J’écoute 
Le monde comme une symphonie. (…)
Et bien qu’en aucune façon je ne puisse croire que j’en dirige l’exécution,
Néanmoins, il est en mon pouvoir de manier en moi certains engins ou dispositifs
Comparables aux amplificateurs, sélecteurs, écrans, diaphragmes, (…)
Pour, comme un organiste agile ou un bon chef d’orchestre,
Savoir faire sortir (….)
Telle ou telle voix, pour en jouir
Et faire jouir ma clientèle (AC, II, 661-662)’

Une comparaison s’impose ici avec « La Promenade dans nos serres ». Le dispositif qui allait du locuteur à l’écouteur est désormais intériorisé : l’« appareil profondément sensible » maintenant c’est l’individu lui-même quand il sait prendre en lui le monde en même temps qu’il prend la parole933. Il donne à entendre le monde, grâce au passage de celui-ci par sa « complexion ».

L’appareil du texte comprend la séparation à l’œuvre dans toute parole ; cette séparation se fait libératrice. Le travail sur « La Figue » intègre la séparation primordiale, celle dont l’enfant fait la douloureuse expérience, constitutive de la condition humaine : le 8 avril 1958, constatant qu’il s’est senti « sevré | coupé des objets depuis quelque temps » (CFP, II, 770), Ponge vérifie au Littré l’équivalence entre sevrer et séparer, et commente : « Etre sevré, n’est-ce quitter (exactement) de la bouche la tétine (…) ? Il y avait une distance, quoique petite, entre mes lèvres tendues pour téter encore, pour aspirer le suc, et le biberon (de la figue) (…). Il y a eu abandon : il y a eu quittance » (ibid., 770). Ce n’est qu’un an plus tard que l’auteur parviendra à traduire cette « quittance » en don fait au lecteur : « L’idée que je m’en fais [de la figue] me semble (…) aussitôt toute bonne | prête à vous être d’urgence (…) quittée | communiquée » (« livrée », écrira-t-il une page plus loin) (ibid, 831, 833). La version publiée de « La Figue » commencera en effet par la formule : « je m’en forme une idée toute bonne à vous être d’urgence quittée » (P, I, 804). Littré nous rappelle que l’un des premiers sens de « quitter » est « céder, abandonner », et cite la locution n’en pas quitter sa part à un autre, « ne vouloir pas renoncer à quelque chose ». C’est enfait en quittant sa part à un autre que Ponge parvient au but longtemps souhaité : détacher son œuvre de lui-même. Il en a terminé avec le fait de veiller sur sa part pour être sûr qu’elle existe. La séparation, libératrice, s’accomplit dans l’offrande d’une préparation.

Symétriquement, le texte se terminera par une autre référence à la séparation :

‘je veux dire un mot encore de la façon particulière au figuier, de sevrer son fruit de sa branche (comme il faut faire aussi notre esprit de la lettre) et de cette sorte de rudiment, dans notre bouche : ce petit bouton de sevrage – irréductible – qui en résulte. (…) Tel soit ce petit texte (…) (P, I, 805). ’

Désormais la séparation est intégrée à l’appareil du texte, qui enporte la trace sous forme d’un irréductible bouton de sevrage, témoignage d’une « quittance ». Mais cette quittance, coextensive à toute parole, a davantage le sens d’une libération que d’une rupture. Littré nous rappelle que « quitter » (de quietus, tranquille) signifie d’abord « rendre tranquille », et « de là exempter, renoncer, laisser ». En se faisant quittance, le texte se constitue encore une fois en acte – ou en contrat – , car une quittance est d’abord un écrit constatant qu’un paiement a été effectué. Homme de parole à tous les sens du terme, Ponge s’est acquitté, avec tous les renoncements que cela comporte, de ce qu’il devait à la parole, à lui-même et à autrui. Plus de raison à donner, de justification à fournir : il en est quitte – libéré, affranchi.

« A PARTIR D’ICI L’ON SORT DANS LA CAMPAGNE » indique Ponge sous la dernière ligne du « Carnet du Bois de pins » (RE, I, 404). A sa suite, je voudrais esquisser, au terme de cette étude, les perpectives d’une campagne (de recherches) sur laquelle elle pourrait déboucher. L’analyse du rôle du signifiant PAR dans l’œuvre de Ponge me paraît pouvoir être, avec profit, poussée plus loin. Sur le strict plan des jeux du signifiant – hors de toute considération étymologique –, elle pourrait s’élargir jusqu’à certains mots remarquablement fréquents chez Ponge tels que « pareil » et « comparer » (qui ressortissent à la démarche fondamentale de mise en relation), « apparaître » et « disparaître » (révélateurs à la fois de la recherche de l’évidence et de la subjectivité à l’œuvre dans le « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle ») (PR, I, 173), ou encore « paresse », dont la multiplication des occurrences, dans la deuxième partie de l’œuvre (« ma poésie est une paresse » déclare Ponge dès 1941) (NNR II, 1178) signale une évolution significative par rapport à la conception initiale d’un exercice forcené de la parole934.

Dans une perspective plus étymologique de remontée aux « racines », la structure consonantique PR, caractéristique d’un ensemble de mots « servant à la fois de prépositions, de préverbes et d’adverbes, dont le sens primitif devait être "en avant" »935 peut être vue comme matrice de sens. Si l’on considère que s’y rattachent, d’une part les éléments préfixaux grecs pro (en avant), peri (à l’origine « en avant » puis « autour de »), probablement aussi para (« auprès de »), ainsi que les deux éléments préfixaux latins que sont pro, prae (d’où le préfixe pré), et per (« de bout en bout », d’où les préfixes per et par), d’autre part les mots latins primus, privus (« celui qui est isolé en avant », d’où « mis à part » et « particulier, propre à chacun »), et enfin proprius (« qui appartient en propre »), on se trouve devant une constellation signifiante éminemment pongienne. La parole y est recherche d’adéquation aux choses (propreté et propriété) et à soi-même (s’approprier la parole, y découvrir son propre parti). Parallèlement la conscience du caractère hyperbolique de la poursuite d’une parole par-faite conduit à une exaltation de l’imparfait et de l’erreur, la parole étant toujours plus ou moins vouée à être para-bole, et le paradis de la parole lui-même étant moins le lieu parfaitement clos de l’identité que celui de la parfaite altérité. Peu à peu se révèle l’aspiration fondamentale à retrouver une « parole à l’état naissant », dans son prin-temps ou même son « avant-printemps » : elle triomphe avec la découverte, sur le « Pré » du « préfixe des préfixes ». Enfin – et là me semble être l’essentiel – la parole pongienne est décidément une parole de pro-fération, une parole qui pro-pose ( ceci dès sa proposition inaugurale d’une « promenade » commune) et qui porte à (« porter Malherbe (…) jusqu’à toi, mon lecteur ») (PM, II, 63). Le choix même, par son auteur, de la forme prose (de prosa oratio « discours droit », c’est-à-dire « sans les inversions typiques du vers »936) témoigne de cette essentielle propension vers l’avant.

Parvenue à ce point provisoirement final, un espoir, un vœu : que ces pages portent le lecteur à les prolonger (pro-longer).

Notes
891.

Composé à la fin de l’année 1977, le texte paraît le 1er mars 1978 dans la N.R.F., n° 302.

892.

De Natura Rerum, livre V. L’affirmation de Lucrèce intervient alors qu’il entame un développement, dont il mesure la difficulté pour son élève à l’accepter, sur le caractère mortel du monde, promis à la destruction.

893.

« Nous, mots français » a en effet suscité une certaine gêne par les positions politiques qu’il affiche.

894.

A ce sentiment profond – que Ponge a partagé avec nombre de ses contemporains, en cette époque de mise en question du langage – les recberches lacanienne apportent de nouveaux appuis théoriques.

895.

Lucrèce, De la Nature, Livre cinquième, traduction de Henri Clouard, GF Flammarion, 1964, pp. 158-159.

896.

Voir par exemple ibid., livre I p. 22.

897.

C’est le constat que dresse Ponge en 1943 dans la « Première méditation nocturne » (NNR II, II, 1188) ; il correspond à la première occurrence du mot dans l’œuvre.

898.

Voir supra partie IV, chapitre 2, p. 488.

899.

Le mot inhibition, déjà présent dans le Malherbe (« mon inhibition devant ce Malherbe prend maintenant un caractère tragique » (PM, II, 198)), réapparaît au moment du travail sur « Le Pré », en 1964 : « la sorte d’inhibition que j’éprouve, depuis un assez long temps, à poursuivre et achever mon essai sur le Pré » (FP, II, 483). Il fait encore retour dans La Table, en 1967 : « commencer par dire pourquoi ce qui m’a permis d’écrire (la table de l’écritoire) me donne maintenant tant de difficultés (ou d’inhibition) à l’écrire » (T, II, 915).

900.

Voir la déclaration faite en 1952 dans Malherbe III, selon laquelle le goût « ne s’exercera (…) pour ainsi dire que par des censures. C’est-à-dire qu’étant donné ce qui est à dire (à faire entendre, à communiquer), l’écrivain refusera de le dire autrement que d’une certaine façon (selon telle allure, tel timbre etc.) qui est justement celle que lui impose son goût » (PM, II, 73).

901.

« La leçon [l’obligation morale de prendre position] nous en a été donnée, ici même, par ceux même qui, en de pareils moments, ne faillirent point à ce devoir : jadis, notre Jacques Rivière et, plus récemment, notre Jean Paulhan ; » (NNR III, II, 1292).

902.

Sur la manière dont Ponge « met "son" latin en relation avec la conception d’ensemble qu’il se fait de l’écriture, et le fait fonctionner, toute transcendance abolie », je renvoie de nouveau à l’article de Bernard Veck, « Francis Ponge ou du latin à l’œuvre », in Cahiers de l’Herne, op. cit, (p. 384 pour la citation qui précède).

903.

Mallarmé, Un coup de dés, (1897), in Igitur, Divagations, Un coup de dés, op. cit.,p. 426.

904.

Voir supra, «Bilan en 1961», p. 654-656.

905.

Cette dernière référence à l’autorité primordiale du « au commencement était le Verbe », est simplement utilisée, ou plutôt détournée, par Ponge comme argument à l’appui de la supériorité qu’il reconnaît aux œuvres de parole par rapport aux autres expressions artistiques : « Hé bien, oui, je l’avoue sans vergogne, et la doctrine, dites-moi, est-elle donc si nouvelle, de placer le Verbe avant tout ? » (EB, II, 904).

906.

Voir supra partie V, « Quelle patrie pour la parole? », p. 555 sq.

907.

Définissant l’opération de séparation à l’œuvre dans le langage, Jacques Lacan effectue ainsi un rapprochement entre « séparer », « se parer » et se parere : « Separere, séparer, j’irai tout de suite à l’équivoque du se parare, du se parer dans tous les sens fluctuants qu’il en en français, aussi bien s’habiller que se défendre, se fournir de ce qu’il faut pour vous mettre en garde, et j’irai plus loin encore, ce à quoi m’autorisent les latinistes, au se parere, au s’engendrer dont il s’agit dans l’occasion » (Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J. A. Miller, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1973, p. 239).

908.

Voir Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, op. cit., article « part » et Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « parent ».

909.

Littré rassemble ces sens sous une seule entrée, alors que la plupart des dictionnaires contemporains distinguent deux mots différents. Tous deux sont issus du parare latin, mais le verbe de sens défensifa été emprunté à l’italien parare, « se garer d’un coup » – (lui-même du latin parare au sens de « faire des préparatifs de défense »).

910.

En ce sens, dérivé de parare au sens de « orner », il constitue un mot distinct du précédent. A noter que « parade » apparaît sous cette acception, utilisée de manière plaisante, dansla « Parade pour Jacques Herold » en 1954, où l’auteur se présente « la main sur le loquet de la porte (aujourd’hui celle de Hérold) » (AC, II, 592).

911.

La même nécessité de faire le départ s’applique aussi aux choses. L’écriture est opérateur de séparation : elle rend les choses à elles-mêmes, à leur « propre », ainsi la Lessiveuve parvient-elle à séparer les tissus de la crasse qui les imprègne.

912.

Voir supra, partie II, chap. 1 (« Un programme d’autorisation de la parole »), passim, et partie IV, chap. 1, « Parler au nom d’une appartenance ? », passim.

913.

Ils sont issus de perfectum, dans leque per signifie « de bout en bout ».

914.

Ponge ne se plaisait-il pas, dès 1948, dans « Le Porte-plume d’Alger », à rapprocher les mots voyage et voyance, ajoutant : « Etymologistes, ne bondissez pas ! N’arrive-t-il pas que deux plantes aux racines fort distinctes confondent parfois leurs feuillages ? » (M, I, 570)Rappelons également la position explicitement adoptée dans La Table, à propos de la proximité phonique de table et de stable: « J’ai déjà dit que l’étymologie de ces deux vocables n’est pas la même. (…) Mais là n’est pas l’important. Phonétiquement comme dans la signification les deux mots sont extrêmement proches » (T, II, 924).

915.

Voir supra, partie III, chap. 2, p. 246.

916.

Voir supra partie III, chap. 2, p. 332.

917.

« Particulier », de particularis, désigne ce qui est propre à la part de chacun.

918.

Voir supra, partie IV, chap. 1, p. 381.

919.

Voir aussi la résolution exprimée en 1954 : « nous ne cesserons pas de préparer nos livres » (PAT, 322).

920.

« Chez Braque, c’est tout notre monde qui se répare, qui se remet à fonctionner. Il frémit et quasi spontanément se remet en marche. » (AC, II, 588)

921.

Voir supra, « Bilan en 1961», p. 655.

922.

Le mot, bien qu’emprunté à l’anglais partner, appartient à la famille de pars : il vient de l’ancien verbe français parçuner, dérivé de parçon, « partage, butin », doublet populaire de partition.

923.

Voir supra, partie V, p. 642 sq.

924.

Voir supra, partie VI, « Parole et propulsion», p. 682-684.

925.

Ainsi dans l’expression « parer la viande ».

926.

Voir supra partie VI, « L’offrande du Pré », p. 695-698.

927.

« Primo, se préparer le style », écrivait Ponge dès 1941 dans le manuscrit de « Je lis Montaigne » (voir OC II,note 18, p.1689). A propos de Fautrier, il note que le peintre « se prépare assez longuement au tableau qu’il aura à réaliser » alors que l’exécution sera « rapide et intense » (PAE, I, 110).

928.

Appareil qui du reste est conçu pour permettre à l’auteur et au lecteur d’appareiller ensemble. C’est le thème de l’embarquement dans le préambule du Savon, et celui de l’enlèvement à la fin du Malherbe.

929.

Par le biais du latin populaire *appariculus.

930.

Voir le titre L’Araignée publiée à l’intérieur de son appareil critique, sous lequel a été originellement publiée « L’Araignée » (1952). Le mot « appareil » permet aussi à Ponge de faire jouer le rapprochement, qui lui est cher, entre poète et savant.

931.

Le monde est aussi appareil dans « Le Soleil » : l’astre « est l’objet dont l’apparition ou la disparition produit, dans l’appareil du monde (…) le plus d’effet et de sensation » (P, I, 788).

932.

« Pourquoi (mes textes) évoquent-ils des appareils de pierre ? » demande Ponge dans les Entretiens (EPS, 43).

933.

Dans les notes préparatoires à ce texte, Ponge écrivait, à propos de l’« accomodation » qu’effectue l’écrivain face au monde : « l’appareil alors que nous faisons jouer est notre corps lui-même dont les mouvements nous sont intérieurement sensibles » (AC, II, 755).

934.

Le bourreau de travail accède spectaculairement, peu à peu, à cette lenteur nonchalante et méditative dans laquelle la parole se fait paresse. En faisant jouer les signifiants, la parole-paresse peut du reste s’entendre comme le mode privilégié de l’être, une façon d’être totalement : par-esse.)

935.

J. Picoche, Dictionnaire étymologique du français, op. cit., article « premier ».

936.

Prosus est une altération de l’archaïque prorsus, issu par contraction de pro, « devant », et de vorsus, variante de versus « tourné » (voir Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « prose »).