PROBLEMATIQUE ET CONTEXTE DE L’ETUDE

PROBLEMATIQUE

Une meilleure connaissance de l’hétérogénéité et de la richesse des modes de subsistance des hommes de Néanderthal est l’ambition première de ce travail. Ces hommes préhistoriques ont été et restent encore l’objet de nombreuses polémiques dont les plus répandues sont celles-ci :

  • Avaient-il les capacités à mettre en œuvre une chasse spécialisée ou tout simplement étaient-ils aptes à chasser ?
  • Pouvaient-ils être les auteurs d’objets travaillés en matières dures animales ?

Aujourd’hui, après maints débats (Binford, 1981, 1988 ; Stiner, 1991 ; 1994 ; Chase, 1986 ; Marean, 1998), la plus grande partie de la communauté des chercheurs s’accorde pour décerner à l’homme de Néanderthal le qualificatif du « bon chasseur ».

Pour ce qui est en revanche de l’industrie osseuse, hormis les retouchoirs en os qui sont aisément reconnaissables (Patou-Mathis & Schwab, 2002), seuls quelques rares objets façonnés provenant d’habitats néanderthaliens ont pu entrer, avec preuves à l’appui (analyses expérimentales et microscopiques), dans cette catégorie (Baffier, 1999 ; Villa & D’Errico, 2001 ; D’Errico et al., 2003).

Reste maintenant à appréhender toute la diversité de leurs modes d’exploitation du milieu animal, de façon à mieux comprendre le fonctionnement de leurs sociétés.

J’essaierai de préciser dans ce travail ce qu’a été l’emprise des contraintes environnementales et des pratiques culturelles sur leurs différents types d’approvisionnement. En ce qui concerne l’analyse interprétative, je prendrai donc en compte pour chaque site les trois principaux facteurs susceptibles d’influer sur les comportements de subsistance (Patou-Mathis, 1993a, 1994, 1997). Tout d’abord, l’homme : côtoyons-nous dans tous les sites la même espèce humaine, partageant des moyens techniques similaires et un même territoire ? Puis l’environnement : quelles ressources offrait chacun des habitats à une période donnée ? Le milieu animal mis à part, d’autres facteurs déterminants comme la présence proche d’un point d’eau et de matières premières ainsi que la topographie, influencent la fréquentation d’un abri. Enfin, ces deux facteurs pris en compte, je pourrai soumettre les stratégies de subsistance à ces questions : sommes-nous en présence de différents groupes humains dont les traditions culturelles se distinguent dans leur gestion du territoire, d’un même groupe culturel qui attribuerait à divers lieux de passages des fonctions diverses ou tout simplement sommes-nous en présence de critères révélant une saisonnalité : des occupations durant la saison froide ou le début du printemps, marquées par une exploitation intensive des carcasses et des occupations pendant la belle saison, simples haltes de chasse ou arrêts momentanés, révélés par une subsistance de fortune. Ces questions résument en quelque sorte le célèbre débat qui opposait dans les années soixante L. R. Binford à F. Bordes, à savoir : un site n’est-il que le reflet momentané d’un groupe de chasseurs n’ayant pas de portée générale sur leur vie quotidienne (déterminisme fonctionnel) ou le reflet standardisé de la culture des occupants (déterminisme culturel) (Binford, 1988) ? Sans être aussi catégorique que les protagonistes, ne pourrait-on discerner les deux à la fois ?

Ces questionnements expliquent le choix d’une analyse comparative, multipliant les points de vue grâce à l’étude de plusieurs sites contemporains appartenant à la même aire géographique. Appréhender les modalités d’exploitation de l’environnement au sein d’un contexte géographique cohérent m’a paru essentiel pour comprendre l’origine d’éventuelles disparités. En effet, sans sous-estimer l’impact des changements climatiques sur la diversité des stratégies de subsistance au sein d’une même région, je chercherai, si cette dernière est avérée, à l’interpréter en terme de choix culturels ou non. Je tenterai également, grâce à la connaissance du territoire, d’approcher la mobilité des groupes humains et le statut que ces derniers donnaient à chacun des habitats (types d’activités ; types d’occupations : courtes haltes, campements saisonniers, etc…). Il est d’autant plus important de replacer les sites au sein d’un système plus large qu’ils ne représentent généralement que de brefs témoignages de la vie des hommes du Paléolithique. Ces derniers, loin d’être isolés, doivent être réévalués au sein de leur contexte régional comme étant de simples ponctuations, campements temporaires ou haltes de chasse, bien connues des même groupes de nomades tout au long de leurs parcours. Rappelons que bien que le site constitue généralement tout ce que nous avons, il n’est qu’un élément d’un système beaucoup plus large (Gardeisen, 1999) : « Chaque assemblage ne reflète qu’un aspect de l’économie de subsistance ».

L’étude proprement dite, menée sur les assemblages osseux des petits, moyens et grands herbivores et quelquefois des Carnivores provenant des différents gisements étudiés, a consisté à analyser l’état de conservation des ossements et la part de responsabilité des hommes et des Carnivores dans les dépôts et dans les modifications de surface, à restituer le contexte climatique, environnemental et chronologique existant lors des nombreuses venues des hommes grâce à la diversité des espèces représentées, et enfin à aborder les stratégies de chasse et les habitudes alimentaires, concernant la matière carnée, de ces groupes de Néanderthaliens.

Tout d’abord, l’étude taphonomique permet d’une part d’apprécier l’état de conservation des assemblages de façon à pouvoir évaluer leur représentativité, et d’autre part de distinguer les acteurs principaux qui ont contribués à la mise en place des dépôts. Comme nous le rappellent R.G. Klein & K. Cruz-Uribe (1984), tous les taphonomes s’accordent à penser que la plupart des assemblages fossiles sont le reflet biaisé du dépôt initial. Pour ces auteurs, les recherches taphonomiques consistent ainsi à distinguer ces biais et à reconstruire l’histoire de l’assemblage. Dans cette étude, les différents processus de conservation et de fossilisation qui ont affecté les os au cours de leur passage de la biosphère à la lithosphère, autrement dit ce que I. A. Efremov définit en 1940 comme la taphonomie (Chaix & Méniel, 2001), seront mis en évidence. La taphonomie regroupe l’ensemble de ces processus, qu’ils soient humains ou non humains. Il s’agit en quelque sorte, comme l’explique P. Shipman (1981), de reconstruire, grâce à des critères opératoires précis, l’histoire de la vie des fossiles depuis le moment de la mort de l’animal jusqu’à leur découverte (fig. 1). Voici ce qu’elle écrit à ce propos :

‘« In one sense, the taphonomic history of a bone assemblage can be taken as a story of information loss. At one end is a whole, living animal with habits, abilities, and preferences that are of great interest. At the other end is perhaps a few fossilized bits, often broken, transported, and falsely associated with bones of individuals the animal never saw in life. » (Shipman, ; 1981 : p. 12-13).’

Dans un second temps, une fois distingués les principaux responsables des accumulations et des modifications osseuses, je m’intéresserai aux modes d’approvisionnement propres à nos chasseurs :

- Quelles espèces ont-ils préférentiellement rapportées sur le site d’habitat ? Cette question nous permettra également d’approcher les paléoenvironnements et les paléoclimats que les hommes ont connus à l’époque de leurs venues dans les sites.

- Quelles classes d’âge des animaux abattus sont les plus représentées ?

- A quelle saison les Néanderthaliens venaient-ils par exemple à Saint-Marcel ou à La Baume des Peyrards ?

Ces trois questions conduisent à aborder les stratégies de chasse des Néanderthaliens : chasse sélective ou aléatoire, charognage actif ou passif, en somme sélection ou opportunisme ? Plusieurs sites moustériens d’Europe ont montré que les Néanderthaliens étaient largement capables, à l’égal des hommes modernes, de chasser de moyens ou de grands herbivores de façon sélective et organisée, par exemple, en Allemagne, pour le renne à Salzgitter-Lebenstedt (Gaudzinski, 2000) et à Wallertheim (Gaudzinski, 1997) ou en France, pour le bison à Mauran (Haute-Garonne ; Farizy et al., 1994) ou l’aurochs à La Borde (Lot ; Brugal & Jaubert, 1990). Toutes ces pratiques ne s’excluent pas les unes des autres mais au contraire doivent être pensées comme pouvant être complémentaires. Elles n’induisent donc pas a priori de quelconque valeur qualitative à la complexité socio-culturelle d’un groupe humain, comme la capacité à coopérer, à prévoir, à partager. C’est ainsi que j’utiliserai ces termes, sans aucun parti pris préalable.

Enfin, dans la dernière partie, j’aborderai les processus de traitement des carcasses pratiquées par les différents groupes de chasseurs. Les ont-ils transportées entières ou seulement les parties qui les intéressaient le plus ? Les proportions des différents segments anatomiques présents dans les gisements permettront de proposer des scénarios. Quant aux techniques de boucherie, elles ont été appréhendées grâce à la localisation des stries laissées par les outils lithiques, à la fracturation anthropique, à la carbonisation, et aux traces issues de l’utilisation de l’os à d’autres fins qu’alimentaires. De nombreux sites ont livré des os qui ont servi à retoucher ou raffûter les tranchants d’outils en silex. Hormis les retouchoirs, certains restes d’animaux ont été reconnus comme pouvant également appartenir à de l’industrie osseuse. Dans ce travail j’ai voulu revenir sur cette première attribution en analysant ces quelques fragments osseux qui auraient vraisemblablement été travaillés par les Néanderthaliens.

C’est la somme de ces quatre grands domaines qui constitue l’analyse archéozoologique : l’histoire des accumulations, l’environnement, la chasse et la boucherie, qui pourra nous permettre, à terme, de distinguer les stratégies de subsistance de nos groupes de Néanderthaliens.