Marques et empreintes

L’action des Carnivores peut être prouvée à partir de critères indéniables, comme les empreintes de dents (ou punctures) et les traces de rognage (ou gnawing). Ces dernières sont la plupart du temps présentes au niveau des épiphyses, et pouvant aller jusqu’à la disparition complète de ces parties d’os longs, ces derniers se réduisant alors à des portions de diaphyse. Les marques laissées par le mâchonnement (ou scoring), peuvent quelquefois être confondues avec celles laissées par les outils lithiques, un de leurs critères distinctifs étant qu’elles suivent généralement le contour de l’os. Ces traces de dents, généralement laissées par les jeunes hyènes qui ne parviennent pas à perforer l’os, sont donc le plus souvent perpendiculaires au grand axe des os. Elles sont parallèles et relativement rapprochées (Sutcliffe, 1970 ; Binford, 1981 ; Guadelli, 1989). Contrairement à celui des stries intentionnelles de découpe, leur emplacement n’est pas significatif. Les stries de découpe proviennent principalement de trois activités différentes : le dépouillement, la désarticulation et la découpe en filets ou filleting. Les stries produites par la désarticulation se situent sur les côtés ou sur les surfaces des articulations. A ces endroits, les Carnivores laissent le plus souvent des empreintes de dents et de rognage. La découpe en filet, quant à elle, crée des traces parallèles à l’axe de l’os. Or nous avons vu que le mâchonnement produisait généralement des marques transversales à l’axe de l’os. Les stries de dépouillement se trouvent le plus souvent au niveau des parties les plus distales des membres et au niveau des mandibules et des restes crâniens (Binford, 1981). Selon cet auteur, ces marques transversales, remarquées tout le long des métapodes, seraient les seules capables d’imiter des marques de dents.

Par ailleurs, les traces laissées par les dents de Carnivores peuvent aussi être distinguées de celles laissées par les silex grâce à la morphologie du sillon. Les marques de silex forment un sillon en «V» contenant des stries fines associées à une rainure principale, tandis que les marques de dents, qu’elles soient de rongeurs ou de Carnivores, laissent des sillons en forme de «U» à l’intérieur desquels de petites crêtes perpendiculaires se distinguent (Shipman, 1981).

Je n’ai retenu dans cette étude que cinq catégories de traces de Carnivores (Sutcliffe, 1970 ; Binford, 1981) :

G. Haynes (1983) souligne que la différence essentielle entre les dommages dus aux loups et ceux dus à l’hyène réside dans le nombre et l’intensité des marques de dents présentes à la surface des os compacts, bien que dans leur repaire, les loups prennent plus de temps à l’action de ronger et de broyer les os que sur le site d’abattage. En revanche, les loups et les hyènes engendrent la même forme d’impacts dans le tissu osseux : impacts en cônes. La morphologie et la taille des perforations du tissu osseux, bien qu’étant engendrées par des dents différentes (canines chez les loups et jugales précarnassières chez les hyènes), ne sont pas différenciables. Ceci d’autant plus que ces deux paramètres varient en fonction de l’âge des individus (usure plus ou moins importante des poinçons). Evaluer la différence des dommages effectués par l’un ou l’autre de ces deux prédateurs n’est donc pas évident. La présence des deux prédateurs est pourtant fréquente dans les sites paléolithiques. Bien que ces deux types de carnassiers ne devaient pas cohabiter du fait d’une trop grande compétition, l’absence de données éthologiques sur des écosystèmes actuels les rassemblant (Asie du Sud-Est, Moyen Orient) ne m’a pas permis de prendre en compte ce critère de sélectivité.

Dans un repaire d’hyènes actuel, 50 % environ des ossements sont endommagés par l’action des Carnivores. Dans les gisements fossiles, ce pourcentage est plus faible, de l’ordre de 20 % (Cruz-Uribe, 1991). D’autres facteurs comme le nombre de Carnivores dévorant la carcasse, l’âge de l’animal consommé, la quantité de viande disponible et la robustesse des os, peuvent également influencer l’intensité et la localisation des dommages (Richardson, 1980 ; Haynes, 1983 ; Marean et al., 1992 ; 1992 ; Costamagno, 1999b). Un moindre taux de dommages n’implique donc pas d’emblée un faible rôle des Carnivores sur un assemblage (Blumenshine, 1988 ). Ces proportions doivent également être interprétées en tenant compte du degré de préservation des surfaces osseuses ainsi que du taux de fragmentation. A l’exception de sites comme le Maras ou le Figuier où les taux d’os desquamés sont importants, les états de surface ont permis dans tous les autres gisements une bonne lecture des traces laissées par les Carnivores et par les hommes. Pour pallier ce biais de la mauvaise conservation des surfaces osseuses, rappelons que j’ai systématiquement ôté des décomptes les restes illisibles ayant atteint des stades ultimes de dissolution ou de concrétionnement.

De façon à calculer les proportions de restes présentant les différentes marques de Carnivores que nous venons d’énumérer (NRTc : Nombre de Restes Total marqués par les Carnivores), j’ai pris en compte tous les restes crâniens (dents comprises car pouvant être ingérées) et post-crâniens observables (cf. chp. 3.1.3.), ainsi que les esquilles inférieures ou égales à cinq centimètres observables (NRTobs : Nombre de Restes Total observables). Excepté pour le site de Payre, où seuls les restes d’herbivores ont été étudiés, le nombre total de restes observables comprend ici toutes les espèces présentes au sein des assemblages. Nous verrons dans le chapitre 4.2.1. que les restes de Carnivores ou de petits mammifères n’ont pas été épargnés.

De façon préalable, précisons que deux des sites étudiés ici ne présentent pas la configuration nécessaire à leur utilisation comme tanière. Il s’agit des larges surplombs de la BAUME DES PEYRARDS et de l’abri du MARAS, trop largement exposés aux vents et à la lumière pour avoir pu abriter des Carnivores. Ces derniers ont cependant pu marquer l’histoire de ces assemblages osseux en apportant ou charognant des carcasses d’herbivores lors de leurs passages. D’autres sites, l’abri des PECHEURS, la grotte des Barasses à Balazuc et la grotte de Payre à l’époque de l’occupation de l’ensemble F, par leur exiguïté et leur profondeur sont quant à eux, a priori, plus favorables à l’installation des Carnivores. Les porches plus ouverts de la grotte de SAINT-MARCEL et de la BAUME D’OULLENS, ainsi que les salles profondes de la BAUME FLANDIN, de la grotte du FIGUIER et du RANC POINTU, ont également pu servir occasionnellement d’habitat aux prédateurs.

Dans les différents ensembles de la BAUME DES PEYRARDS, le pourcentage d’os endommagés par les Carnivores (tab. 37 et fig. 72) ne dépasse pas 2,5 % (ensemble inférieur). Dans l’ensemble supérieur, les niveaux c-d en comptent 0,4 %, le niveau b 0,7 % et le niveau a 1,1 %. Ces proportions indiquent un très faible impact des prédateurs sur l’assemblage osseux. Au total, seuls 0,6 % des ossements pris en compte ont des traces de dents ou de digestion (photos 26 et 27). A la grotte SAINT-MARCEL, l’ensemble supérieur se démarque légèrement des autres par sa proportion plus importante de restes affectés par les Carnivores (4 % ; tab. 38 et fig. 73). L’ensemble inférieur et la couche u comptent respectivement 1,8 % et 2,7 % d’os altérés. Rappelons que nous n’avions observé aucun os marqué au sein de l’ensemble 7. Dans l’ensemble F de PAYRE, nous observons à peu près les mêmes proportions (tab. 39, 118 et fig. 74). Seul le niveau Fb dépasse les 3 %, atteignant 5,6% de restes empreints de traces de dents. Il est donc possible de penser que, bien que restant marginale, la fréquentation de la grotte par des prédateurs tels que l’hyène ou le loup a dû être plus importante lors de la phase d’occupation Fb. Les ossements d’ours de cet ensemble comprennent des marques de rognage par des Carnivores de taille moyenne tel que le loup, excluant en partie l’hyène (Auguste et al., in Moncel et al., soumis 2006). Dans ces trois gisements, les proportions d’os affectés par l’action des Carnivores sont à peu près similaires et mettent a priori en évidence un faible rôle de ces prédateurs dans l’accumulation et les modifications des assemblages.

Dans les petits gisements ardéchois, nous observons plus de disparités concernant les modifications des surfaces osseuses par les Carnivores (tab. 40 et fig. 75). Précisons cependant que la faiblesse des échantillons, due pour certains sites à de courtes investigations ou à des collections dispersées, comme c’est le cas notamment pour l’abri des Pêcheurs ou pour la grotte du Figuier, a certainement eu des incidences sur les proportions. Ceci étant dit la figure 75 nous montre trois catégories d’assemblages dissemblables.

De cet état général des dommages dûs aux Carnivores, il est maintenant intéressant de revenir sur la relation entre les proportions obtenues et les diverses configurations des abris mentionnés. Seuls les habitats assez abrités pour avoir pu servir de tanière affichent des taux supérieurs à 3 % de modifications de surface. Les sites de la Baume des Peyrards et du Maras comptent en effet les taux les plus faibles. Ils sont suivis par la grotte de Saint-Marcel, apparemment légèrement plus fréquentée, puis par la grotte du Figuier, la couche 3 de Flandin (terrasse), l’abri des Pêcheurs et l’ensemble F de Payre, pour finir par la couche moustérienne de la salle de Flandin, et la grotte de Balazuc. Cette répartition suit donc logiquement l’aspect plus ou moins favorable des habitats à leur occupation par de grands prédateurs.