Conservation différentielle

Avant d’interpréter les fréquences des parties anatomiques en termes de stratégies de subsistance (chp. 4.6.), il est nécessaire de vérifier la représentativité de l’échantillon étudié en ce qui concerne la zone fouillée et l’impact de la conservation différentielle sur celui-ci. La zone fouillée doit donc correspondre à une partie suffisamment représentative de la surface occupée et la dispersion du matériel osseux être homogène et aléatoire de façon à ce que la variabilité locale n’affecte pas l’échantillon. Dans l’analyse des profils squelettiques, les études partent souvent du postulat selon lequel la distribution des morceaux de carcasses au sein des gisements est aléatoire. Rappelons qu’il s’agit seulement d’une hypothèse de travail et que certains sites ont révélé des aires de répartition différentes pour certains vestiges osseux (cf. Fontbrégoua, Villa & Mahieu, 1991, in Delpech & Villa, 1993). L’intégrité des assemblages fauniques peut être vérifiée entre autre par une même estimation du NMI décompté à partir de divers éléments osseux. Evaluer le taux de complétude des stocks osseux en fonction du degré de survie des éléments est aussi une bonne façon d’appréhender la cohérence des échantillons.

Afin de vérifier si les parties les plus denses sont les mieux représentées dans un gisement ou si les hommes ont apporté sur le site les parties les plus riches en viande, en moelle et en graisse, rappelons que les pourcentages des MAU (Minimal Animal Unit) et/ou les pourcentages des valeurs de survie doivent être confrontés avec les indices de rendement ou d’utilité de chaque élément (Food Utility Index ou FUI, définis par Metcalfe & Jones, 1988) ainsi qu’avec leurs indices de densité (bulk density, définis par Lyman, 1994). Les parties anatomiques à plus fort rendement sont celles qui ont les densités les plus faibles (Lyman, 1985, 1994). Dans le cas d’une sous-représentation des éléments les plus riches, il serait donc abusif de parler d’un transport sélectif des éléments sans avoir au préalable écarté toute possibilité de destruction différentielle in situ. Le MAU étant l’indice le plus répandu dans de telles études, j’ai décidé de le préférer aux valeurs de survie. Les deux étant proportionnels (chp. 3.1.6.) l’usage de l’un ou de l’autre conduit aux mêmes interprétations. Si la conservation différentielle s’avère très accusée, la corrélation entre le pourcentage MAU et le FUI sera non significative, tandis que celle observée entre le pourcentage MAU et les indices de densité sera significative et positive (Grayson, 1989). Cependant des facteurs humains peuvent introduire des erreurs dans l’interprétation de telles données. Tout d’abord, d’un point de vue archéologique, des traitements culinaires destructeurs pour les parties spongieuses, comme la préparation de bouillons gras, pourraient notamment biaiser l’assemblage en indiquant une destruction différentielle. Pour ce qui est des méthodes d’étude proprement dites, la détermination souvent difficile des os spongieux tels que vertèbres, côtes et autres fragments d’épiphyses, opposée à la plus grande facilité d’identification des diaphyses plus denses des os longs, influence les données dans le même sens. Enfin, ne possédant pas les indices de densité pour les os très fragiles du crâne, pourtant assez fréquents, nous ne pouvons pas les prendre en compte dans les courbes %MAU/indices de densité, ce qui favorise également l’hypothèse de la destruction différentielle au sein d’un site.

En ce qui concerne le calcul du MAU des crânes et des métapodes, j’ai été confrontée au problème de représentativité évoqué dans le chapitre 3.1.6.. Nous avons vu que le crâne, très souvent illustré par de nombreux fragments dépareillés et non latéralisables de voûte crânienne, apparaît surestimé dans ses valeurs en MAU. En revanche les MAU des métapodes, du fait de la difficile latéralisation des segments diaphysaires des canons, sont sous-estimés. Pour ce qui est des répercussions de ces biais sur l’interprétation des courbes mettant en relation MAU et densité, la surestimation des restes crâniens n’aura aucun impact compte tenu de leur non-représentation (pas d’indices de densité fournis), tandis que la sous-estimation des diaphyses de métapodes (parties parmi les plus denses du squelette) contribuera à atténuer un éventuel impact d’une conservation différentielle sur les assemblages. Pour les courbes MAU/FUI, ces travers méthodologiques auront tendance à s’annuler mutuellement, entendu que le crâne livre un FUI inférieur à celui des métatarsiens et seulement légèrement supérieur à celui des métacarpiens.

L’étude de la préservation des stocks osseux sera faite à partir des éléments squelettiques appartenant aux espèces dominantes dans les plus gros gisements des Peyrards, de Saint-Marcel, de Payre (F) et de Balazuc, ces dernières étant représentées par le bouquetin, le cerf ou le renne. Les indices de densité des ossements de ces trois herbivores ont été pris à partir des données de R. L. Lyman (1984) sur le mouton domestique (Ovis aries) pour le premier et sur les Cervidés originaires d’Amérique appartenant au genre Odocoileus pour les deux derniers. Les indices d’utilité seront quant à eux identiques à ceux calculés par D. Metcalfe & K. T. Jones (1988) pour le caribou. Partant du postulat selon lequel les valeurs nutritives des différents morceaux de ces trois catégories d’herbivores sont comparables, j’ai utilisé partout les mêmes indices d’utilité. S. Costamagno (1999a), corrélant les rangs des FUI des ossements de caribous (Metcalfe & Jones, 1998) et des lamas (Mengoni-Gonalons, 1991), observa un très fort taux de corrélation entre les valeurs, indiquant que cet indice ne variait guère pour différentes espèces d’herbivore. Les quelques variations envisageables modifieraient donc peu les interprétations.

Etant donné les effectifs réduits des variables étudiées (<30) j’ai calculé, pour apprécier la force des corrélations obtenues, leurs coefficients selon la méthode des rangs de Spearman. A partir du calcul de la valeur statistique du « t » de Student et de sa table de distribution j’ai ensuite pu évaluer la probabilité au seuil de laquelle les corrélations sont significatives. Si la probabilité est inférieure à 0,05 alors on conclut à une absence de signification. En revanche une probabilité est dite significative si 0,01<p≤0,05 ; très significative si 0,001<p≤0,01 et hautement significative si p<0,001. Nous ne donnerons que deux exemples détaillés du calcul du t de Student selon cette méthode : pour la relation du % MAU avec les indices de densité et d’utilité du bouquetin de l’ensemble supérieur c-d des Peyrards. Pour les autres assemblages, nous fournirons directement les résultats obtenus dans la légende des diverses courbes. Le coefficient de détermination R², donné automatiquement par les logiciels graphiques, une fois multiplié par 100, donne une idée du pourcentage des données pris en compte par la statistique et donc de la signification des corrélations (Chenorkian, 1996). Plus précisément le R² est une mesure de la proportion de la variation de la variable Y qui « s'explique» par les variations de la variable X. C’est seulement quand ses valeurs sont proches de 100 % que l’ajustement est bon.

A la BAUME DES PEYRARDS de façon à mettre en évidence des variations de conservation au sein du remplissage sédimentaire, nous avons mis en relation les % MAU des ossements de bouquetin avec les indices de densité et d’utilité pour les trois grands ensembles stratigraphiques supérieurs c-d, b et a et pour le grand échantillon des non-localisés.

Intégrité des assemblages mise à part, les courbes obtenues à la Baume des Peyrards nous livrent deux indications principales. D’une part, tous les morceaux de la carcasse, certes représentés en proportions diverses, sont présents dans le gisement. D’autre part, les variations de ces derniers ne sont ni le fait exclusif d’une disparition des parties les plus fragiles, ni d’un transport sélectif des parties les plus nutritives. D’autres scénarios certainement plus complexes sont donc à l’origine de ces profils squelettiques. Le faible impact de la conservation différentielle sur ces assemblages rejoint le bon état général de conservation des ossements issus de ce gisement.

A la grotte SAINT-MARCEL, dans l’ensemble supérieur, le NMI maximum décompté à partir des tibias de cerfs est de douze, tandis que les autres os longs et les restes dentaires offrent des valeurs oscillant plutôt autour de quatre-cinq (tab. 203). Dans l’ensemble 7, ce sont aussi les tibias de cerfs qui donnent le NMI maximum, équivalant à 51. Si l’on ajoute les NMI issus des restes dentaires de cerfs de chacune des couches g, h, i et j-j’ alors l’on obtient un NMI maximum de 60 individus (tab. 205). Les autres os longs ainsi que les restes dentaires l’estiment à plus de la moitié, autour de 25. Une fois encore, dans l’ensemble inférieur, seuls les tibias donnent un NMI de huit (tab. 207). Humérus et restes dentaires donnent un NMI de cinq, tandis que les autres portions du squelette donnent des NMI beaucoup plus bas, de un à deux. La répartition des restes osseux de daim de la couche u diffère de celle des cerfs des couches sus-jacentes dans ses pourcentages de survie beaucoup plus faibles des tibias (tab. 209). Ce sont les restes dentaires qui livrent le NMI maximum de 14. Tibias, humérus et radio-ulnas permettent de l’évaluer à six, alors que les fémurs seulement à quatre. Dans tous ces ensembles, mis à part les tibias et, dans l‘ensemble 7 les crânes, surévalués, les pourcentages de survie sont partout inférieurs à 50 %, ce qui signifie des valeurs de MAU très souvent inférieures à la moitié de celles attendues. Une très large partie des squelettes, logiquement apportés à l’habitat (NMI maximum), est donc absente de ces assemblages.

Les courbes obtenues pour les ossements de cerf et de daim (couche u) des quatre échantillons principaux (ensemble supérieur, ensemble 7, ensemble inférieur et couche u) montrent toutes des relations significatives et positives entre les % MAU et les indices de densité et aucune relation entre les % MAU et les indices d’utilité (fig. 241, 242, 245, 246, 249, 250, 253 et 254). La corrélation des rangs de Spearman pour les % MAU et les densités est très significative au seuil de p=0,01 dans les trois premiers assemblages (t de student identique pour les ensembles 7 et supérieur) et significative au seuil de p=0,05 dans la couche u. Là encore, dans tous les niveaux, les % MAU des diaphyses de métapodes ne sont pas révélateurs de leur NRDt. Cependant, en regard des tendances observées pour les NRDt des différents os longs, la mauvaise représentation anatomique des diaphyses de canons exprimée en MAU n’a eu d’influence seulement sur les courbes de l’ensemble 7. En effet, c’est seulement dans ce dernier que le nombre imposant de diaphyses de métapodes n’est pas évalué à sa juste valeur par rapport à celui des autres os longs, la valeur significative de la courbe %MAU/Indices de densité se serait alors vu augmentée. A l’exception de l’ensemble supérieur, toutes les courbes mettant en relation % MAU et indices d’utilité donnent des t inférieurs à 0 et des taux de détermination (R²) inférieurs à 3 %. Dans l’ensemble supérieur, le R² est de 20 % et la corrélation entre les deux valeurs rejetée au seuil de p=0,4. Les parties des carcasses les plus denses sont donc celles qui sont les plus représentées dans ce gisement et inversement pour les parties les plus fragiles. C’est la déficience de ces dernières, qui sont, pour des ossements tels que les côtes ou le squelette axial, parmi les plus riches en viande, moelle et graisse osseuse, qui a dû influer sur la tendance des courbes entre % MAU et indices d’utilité. S’agit-il alors d’une disparition post-dépositionnelle, d’un traitement particulier de ces parties par les hommes : transport sélectif, concassage intentionnel, aires de boucherie spécialisées non fouillées ou utilisation comme combustible ou tout simplement d’une non-fossilisation? Plusieurs points vont nous permettre de pencher en faveur de l‘une ou l’autre de ces deux hypothèses :

Dans l’ensemble F de PAYRE, au sein des trois niveaux, le niveau Fa se distingue clairement par l’apparente intégrité de son assemblage osseux révélée par plusieurs estimations identiques du NMI des cerfs et par des pourcentages de survie qui, malgré leur infériorité aux 50 % de référence (métapodes exceptés), sont plus élevés que dans les deux précédents gisements (tab. 217). Nous avions vu que cet ensemble avait été fouillé sur les deux-tiers environ de la surface d’habitation initiale (25 m² environ), ce qui garantissait une bonne représentativité des échantillons. Cependant les trois niveaux n’ont pas été mis au jour sur des surfaces équivalentes. Le niveau Fb correspond à une lentille de sédiments individualisés de quelques mètres carrés, tandis que les niveaux Fa et Fc-d ont quant à eux été dévoilés sur ces deux-tiers de partie centrale. En Fa donc, le NMI maximum de treize recensé grâce aux restes dentaires, se retrouve très proche de ceux des métapodes (12), et pour ce qui est des autres os longs ils livrent des NMI très semblables de six-sept individus. Coxaux et hémi-mandibules comptent chacun neuf individus. En Fb, toujours pour les cerfs, le NMI maximum de sept obtenu par les restes dentaires est très au-dessus de ceux des segments post-crâniens qui tournent autour de deux (tab. 219). Les valeurs de survie sont très basses, fréquemment inférieures à 15 %. La surface réduite de ce niveau, ayant sans doute connu des phases de lessivage plus conséquentes que les deux autres, conjuguée peut-être à des problèmes de conservation et/ou à des choix de transport ou de broyage de la part des prédateurs, expliquerait ces faibles valeurs. Enfin en Fc-d, où l’aire d’investigation égale celle de Fa, l’intégrité de l’assemblage semble pourtant moindre (tab. 221). Pour un NMI maximum issu des restes dentaires équivalent, de treize, les NMI livrés par les membres et ceintures sont deux fois moins nombreux qu’en Fa, s’abaissant autour de trois-quatre individus. Les valeurs de survie de ces éléments sont toutes inférieures à 20 %.

Ce qui est intéressant en regard des courbes reliant les % MAU et les densités c’est l’évolution de leur signification au sein de la stratigraphie (fig. 260, 264 et 268). En effet, seuls les niveaux les plus profonds Fc-d montrent une corrélation positive et significative de ces valeurs. Rappelons par ailleurs que le niveau le plus superficiel, Fa, est le niveau le moins affecté par la disparition des épiphyses d’os longs. C’est aussi ce niveau qui contient les plus faibles proportions de parties spongieuses issues des refus de tamis. De la même façon, on constatait dans le chapitre sur la fragmentation (chp. 3.4.2.2.), une légère supériorité des fractures sur os sec en Fc-d. Cette augmentation révélait alors l’action grandissante de la compaction sur les ossements les plus profonds. Toutes ces données favorisent donc l’hypothèse d’un impact plus important de la conservation différentielle sur la représentation osseuse des niveaux profonds, pouvant peut-être expliquer en partie la moins bonne représentativité de cet échantillon par rapport à celui du niveau le plus superficiel. En Fb, la courbe non significative entre % MAU et indices de densité va dans le sens d’un rôle prédominant de la faible surface de fouilles sur la survie des élements plutôt que celui d’une mauvaise préservation.

En ce qui concerne la relation entre % MAU et indices d’utilité, en Fa et Fc-d, on observe des courbes régressives et en Fb une courbe positive (fig. 261, 265 et 269). Ceci dit, dans les trois niveaux, ces valeurs ne sont pas significativement corrélées.

A la grotte de BALAZUC, malgré la dizaine de mètres carrés fouillés, l’échantillon osseux étudié montre une assez bonne représentativité, avec deux éléments (hémi-mandibules et coxaux) qui donnent un NMI de quinze, deux (tibias et tarsiens) de neuf, et trois (scapulas, radio-ulnas et sacrums) de sept (tab. 241). Le NMI maximum donné par les restes dentaires est de dix-sept. Plusieurs autres éléments ont des NMI qui oscillent autour de quatre-cinq individus. Les valeurs de survie sont dans l’ensemble supérieures aux assemblages précédents, y compris à ceux du niveau Fa de Payre. Les %MAU ne sont corrélés ni aux indices de densité, ni aux indices d’utilité (fig. 281 et 282). La conservation différentielle n’apparaît pas comme ayant été une cause majeure de modification de l’assemblage osseux initial, confirmant ainsi le bon état de conservation général des surfaces osseuses. Le transport sélectif des morceaux de carcasses les plus riches n’est pas non plus indiqué par ces courbes. Au contraire, la présence de tous les morceaux plaident plutôt pour des carcasses apportées entières à l’abri. La disparité de représentation des différents éléments anatomiques s’expliquerait a priori par une non récupération de matériel due à des surfaces de sondages trop restreintes.