Spectres fauniques, accumulateurs et subsistance

Selon R. G. Klein (1975) et R. G. Klein & K. Cruz-Uribe (1984), les proportions d’herbivores et de Carnivores dans un assemblage seraient l’un des indicateurs de l’agent responsable d’une accumulation osseuse. Ainsi, un pourcentage NMI de Carnivores supérieur à 20 % indiquerait une accumulation d’origine animale (hyène) tandis qu’un pourcentage NMI ne dépassant pas 13 % indiquerait une origine anthropique. Dans la plupart des sites archéologiques étudiés par ces auteurs le pourcentage de Carnivores est inférieur à 10 %. Cependant, selon Ph. Fosse (2005), ce critère ne serait pas tout le temps valable pour mettre en évidence un repaire. Les études actualistes réalisées en Afrique montrent en effet que certaines tanières ne renferment que très peu de restes de Carnivores. Une liste faunique variée ainsi qu’une majorité d’ongulés de taille moyenne s’observent très fréquemment dans des repaires d’hyènes (Fosse, 1996).

Les sites rassemblant un taux de Carnivores supérieur à 20 % du NMI total sont les sites de Payre (F) qui en compte 46,8 % ; de Balazuc, 50 % dans le niveau 1 contre 32,7 % dans le niveau 2-3 ; de Flandin, 37 % dans la couche 3 et 20,8 % dans la couche de la salle; du Figuier avec 23,5% et enfin des Pêcheurs avec 43,8 %. Pour une bonne interprétation de ces pourcentages, précisons que pour la plupart ce sont les ours des cavernes qui dominent cet ordre. Maintenant, pour ce qui est des prédateurs ayant pu transporter des proies de la taille des petits, moyens et grands herbivores (loups, dhôles, hyènes et panthères pour les trois réunis et lynx seulement pour les petits), les proportions sont moindres. Elles atteignent moins de 4 % du NMI dans l’ensemble F de Payre (loups, hyènes, dhôles, lynx et panthères), 16,6 % et 6 % respectivement dans les niveaux 1 et 2-3 de Balazuc (loups et panthères), 14,8 % (hyènes, loups, panthères et lynx) et 10,5 % (hyènes, loups et panthères) dans les couches de la terrasse et de l’intérieur à Flandin, 25,1 % aux Pêcheurs (loups et hyènes) et enfin 5,8 % au Figuier (loups et hyènes).

Tous les autres sites contiennent des pourcentages de Carnivores inférieurs à 20 % du NMI. Exprimés en NMI, le site des Peyrards en compte 12,2 % pour le niveau a, 4,8 % dans le niveau b et 3,8 % dans les couches supérieures c et d. L’ensemble inférieur n’en a livré aucun reste. Dans les couches c-d, seul le dhôle (1,9 %) est un prédateur ayant pu être à l’origine d’une partie de l’accumulation des herbivores. Les dhôles, chassant en meutes, peuvent s’attaquer à des gibiers de la taille des cerfs. Ils sont absents du niveau b et représentent 2,4 % du NMI en a où ils sont associés au lynx (4,9 %). Ce félin est aussi présent dans le niveau b avec 4,8 % du NMI. Le lynx s’attaque généralement à de petits mammifères tels que lièvres et lapins, abondants dans le site. Mais il peut aussi chasser de petits herbivores de la taille du chevreuil ou du chamois. La couche u de Saint-Marcel ne contient que de l’ours (7,9 % du NMI), probablement venu hiberner sous le proche, et les autres ensembles n’ont révélé aucun os de Carnivore. Il en va de même au Maras, qui ne compte qu’un seul reste de loup issu de la couche l (absent de nos listes fauniques).

Selon les critères de R. G. Klein & K. Cruz-Uribe (1984), seul le site des Pêcheurs témoignerait d’une accumulation osseuse quasi exclusivement d’origine animale (25,1 %). Selon nous, trois autres catégories d’assemblages peuvent également découler de ces données.

En ce qui concerne la répartition des grands et moyens herbivores dans ces gisements, l’indice 5 de disparité du spectre faunique permet de mettre en évidence le caractère dominant d’une espèce au sein d’un gisement. Il est un des critères d’identification d’un choix de la part du prédateur ou tout simplement de la connaissance du biotope environnant (présence majoritaire naturelle d’une espèce). Ainsi, avant de conclure à l’existence d’une chasse sélective avec prélèvement intentionnel d’une espèce parmi d’autres, il faudra prendre en compte le milieu environnemental présent aux alentours du site lors de sa fréquentation par l’homme. Cet indice figure tout simplement dans les spectres fauniques exprimés en NMI d’herbivores. Comme nous l’avons vu (chp. 3.1.6.), l’identification d’individus par des restes dentaires n’implique pas pour autant l’apport de leur carcasse entière à l’habitat. C’est par exemple le cas pour les bisons et les chevaux à Flandin, qui représentent un nombre de 6 et 15 individus dans le niveau ancien et la couche 3 contre seulement 14 et 60 restes déterminés au total. Evaluer une quantité de viande apportée par les prédateurs (% NRDt, indice pouvant être faussé par le degré de fragmentation) ou un nombre d’individus abattus (% NMI) n’impliquent pas les mêmes types d’interprétations, c’est pourquoi j’ai préféré présenter les données en utilisant les deux paramètres.

Sans aboutir de façon prématurée à des types de comportement différents, nous pouvons toutefois distinguer à cette phase de l’étude deux grandes catégories de spectres (tab. 117), ceux à espèce dominante (espèce principale > 50 % du NRDt) et ceux à faune variée (espèce principale < 50 % du NRDt). Dans tous nos sites les espèces principales sont des herbivores de taille moyenne : cerfs, daims, rennes ou bouquetins.

Cinq sites indiquent une prépondérance marquée d’un type d’herbivore au sein de l’assemblage osseux (tab. 117). Il s’agit des niveaux supérieurs des Peyrards, de la grotte des Barasses à Balazuc et des Pêcheurs pour le bouquetin, de la grotte de Saint-Marcel pour le cerf et le daim et de l’ensemble supérieur du Maras pour le renne. Aux PEYRARDS, on observe que le bouquetin représente respectivement 48 %, 30 % et 31,4 % du NMI total des ongulés dans les niveaux supérieurs c-d, b et a et 77,5 %, 63 % et 67,6 % du NRDt. A BALAZUC et aux PECHEURS, les proportions de bouquetin sont écrasantes, approchant 90 % du NRDt des herbivores et à peu près la moitié des NMI. A SAINT-MARCEL, le cerf, qui domine largement les couches supérieures et l’ensemble 7 avec 66,7 % et 56,1% du NMI des ongulés et 84,6 % et 86,7 % du NRDt perd de l’importance dans l’ensemble inférieur au profit des chevaux et des daims (44,4 % du NMI et 61,8 % du NRDt) pour devenir une espèce secondaire dans la couche u (22,9 % du NMI et 17,3 % du NRDt). Le daim prend alors la tête du cortège des herbivores, représentant 40 % du NMI et 63,9 % du NRDt. Dans l’ensemble supérieur du Maras, le renne représente un peu plus de la moitié (58,4 %) des restes déterminés d’herbivores et 37,5 % du NMI.

Choix délibérés de la part des prédateurs au sein de divers biotopes accessibles ou sélections non intentionnelles soumises à l’étendue d’une seule niche écologique aux dépens d’un environnement varié ? La variété des espèces secondaires et l’environnement des sites deviennent ici des éléments de réponse.

Aux PEYRARDS par exemple, la prépondérance du bouquetin témoigne soit de l’existence plus locale et donc plus accessible des bouquetins (falaises et environnements rocheux environnants) sur celle des autres gibiers, soit d’un comportement prévoyant, qui aurait intégré ce site comme le lieu privilégié d’une chasse saisonnière focalisée sur ce petit Bovidé. La présence à proximité immédiate du site de gibiers de milieux escarpés, falaises et rochers escarpés (bouquetins et chamois), comme celle de gibiers de milieux boisés, fond de vallée de l’Aiguebrun (cerfs, chevreuils et sangliers), et de milieux plus ouverts, plateaux des Claparèdes (aurochs et chevaux), indique a priori un choix d’une espèce de proie particulière par les prédateurs.

A BALAZUC et aux PECHEURS, la conformation plus escarpée des habitats et la présence de fonds de gorges plus étroits ont dû favoriser l’abattage de l’espèce la mieux adaptée aux forts dénivelés, le bouquetin. Les autres herbivores, très mal représentés, nous informent de l’existence d’autres milieux écologiques parcourus par les prédateurs (hommes ou Carnivores) : forêts, prairie-parcs, larges vallées. Ces deux types d’assemblages révèlent un type majoritaire de collecte extrêmement localisé. La part des hommes dans les accumulations est faible, les loups étant dans ces deux sites les principaux prédateurs. Rappelons donc ici quelques données offertes par l’éthologie (chp. 4.1.1.) : « En fonction de la taille de la meute et de la diversité et de l’abondance des proies présentes dans l’environnement, les loups peuvent adopter une chasse spécialisée pour une espèce particulière. Ce sont généralement les ongulés typiques d’une région ou d’un habitat qui constituent la base du régime alimentaire du loup. ».  A Balazuc et aux Pêcheurs, la proie privilégiée des loups a été le bouquetin.

A SAINT-MARCEL, les stratégies de prélèvement sont différentes. Les très fortes proportions de cerfs et de daims observées dans les couches supérieures et la couche u indiquent clairement un choix de la part des Néanderthaliens (absence d’autres prédateurs). En effet, tout en tenant compte de l’influence de l’environnement boisé sur la sélection de ces espèces, d’autres herbivores comme les chevreuils et les sangliers peuplent les forêts. Le bouquetin, partout présent dans la séquence, est également une espèce locale (position du site en plein cœur des gorges de l’Ardèche) et sédentaire. La prédilection des chasseurs de Saint-Marcel pour ce gibier impliquerait alors une sélection influencée soit par des techniques de chasse mieux adaptées, soit par un meilleur rapport quantité de viande/facilité d’abattage.

Enfin, à l’abri du MARAS, l’ensemble supérieur montre une présence du renne supérieure à la moitié des restes déterminés. La dominance de cette espèce reste néanmoins peu marquée. Au vu des autres associations fauniques du gisement, cette brève supériorité serait plus due aux variations du climat, très rigoureux dans cet ensemble, qu’à une réelle sélection humaine (pas de Carnivores). Les spectres fauniques du niveau 1 et des couches supérieures sont en effet assez révélateurs de la variété animale offerte par l’environnement. A quelques kilomètres de la vallée du Rhône, le Maras permettait aux hommes d’accéder rapidement aux grands troupeaux de rennes, de chevaux et de bisons. Le renne étant le gibier le plus facile des trois, cela expliquerait qu’il ait été apporté à l’habitat en plus grande quantité. Les petites quantités de cerfs et de chevreuils représentées dans ces niveaux sont cohérentes avec le recul des forêts durant ces périodes froides et arides. En revanche, dans l’ensemble inférieur, le retour de ces espèces de milieux boisés au détriment du renne et du bison révèle l’adoucissement du climat. Les chevaux, toujours présents en quantités non négligeables, indiquent la persistance des milieux ouverts. Dans cet abri, le prélèvement des proies apparaît donc assez révélateur des proportions offertes par les environnements qui se sont succédé au fil des occupations humaines.

Dans les autres sites et les autres niveaux, les espèces dominantes ne dépassent pas les 50 % du spectre des ongulés en NRDt, à l’exception de la couche 3 de Flandin où le cerf atteint 52,7 % du NRDt mais seulement le quart du NMI. Elles sont associées dans ces assemblages à des espèces secondaires plus variées et bien mieux représentées. C’est notamment le cas de l’ensemble F de PAYRE, où les cerfs partagent le spectre avec les chevaux, les grands Bovidés, les rhinocéros, les chevreuils et les tahrs, de la BAUME FLANDIN qui associe, de même, les cerfs chevaux, aux grands Bovidés et aux chevreuils, et du MARAS (ensemble inférieur et niveau 1) et du FIGUIER, qui divisent leurs liste faunique entre rennes et cerfs d’une part, et chevaux, Bovinés, chevreuils et sangliers d’autre part (bouquetins et chamois en plus pour le Figuier). Malgré la dominance persistante d’un herbivore, l’approvisionnement est plus diversifié, mettant à profit de façon plus équilibrée les diverses niches écologiques présentes dans l’environnement.