Reconstituer les courbes de mortalité des animaux présents dans un gisement nécessite l’analyse préalable des conditions de conservation de l’assemblage osseux. Par exemple, J.-L. Guadelli & J.-C. Ozouf (1994) ont démontré dans leurs expérimentations sur les phases de gel/dégel, que les dents des juvéniles sont plus rapidement détruites par le processus de gélifraction. Ainsi, dans le cas d’un déficit en individus juvéniles, il faudra tenter, avant toute interprétation, de mettre en évidence les causes de cette disparition : conservation différentielle ou sélection des proies. Il en va de même pour les carcasses d’individus juvéniles, susceptibles d’être entièrement dévorées par les hyènes (Richardson, 1980). Ce problème de conservation des jeunes individus, évoqué par R. G. Klein (1982), peut donc être un biais majeur pour la lecture des courbes de mortalité.
De façon générale, la lecture des courbes de mortalité demande de la vigilance. Dans le site Villafrachien de Saint-Vallier (Drôme), A. Valli (2001) a pu observer deux courbes de mortalité différentes pour les deux espèces de cerfs présentes dans le gisement. L’une a révélé une courbe de type plutôt catastrophique, avec des proportions équivalentes de jeunes, d’adultes et de vieux, et l’autre une courbe typiquement attritionnelle « en U » (fig. 193). L’origine de ces divergences serait tout simplement due à la diversité des moeurs de prédation de Carnivores tels que la panthère de Schaub, le lynx ou le machairodonte, chassant à l’affût dans des millieux boisés l’espèce Cervus philisi, ou tels que le guépard ou la hyène, inféodés aux milieux plus ouverts et pourchassant préférentiellement les individus affaiblis, ici en l’occurrence ceux de l’espèce Cervus ramosus.
Prenons maintenant le cas du site paléontologique naturel d’Untermassfeld en Allemagne où la connaissance de l’éthologie des animaux concernés prend également toute son importance. Les auteurs (Kahlke & Gaudzinski, 2005) obtiennent en effet des profils de mortalité différents pour deux types d’herbivores (Cervus s.l. nestii vallonnetensis et Eucladoceros giulii) pourtant morts des même causes : inondations et prédation naturelle. La capacité de certains herbivores à nager plus ou moins bien ou des comportements différents de deux espèces de Carnivores ont donc été ici déterminants.
L’interprétation des profils d’âge dépend non seulement, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, de la durée de vie de chaque classe d’âge, mais également des proportions de ces dernières au sein d’une population à l’état sauvage, variables de façon saisonnière. Par exemple au printemps et en été les hardes de cerfs sont essentiellement composées de jeunes et de biches, tandis qu’à l’automne ces hardes sont rejointes par les mâles adultes, solitaires le reste de l’année (cf. chp. 4.1.1.). Des chasses ayant cours pendant l’une ou l’autre de ces deux périodes engendreront donc des profils d’âge différents. De même les techniques de chasse, par exemple affût ou rabattage massif, auront un impact sur le degré de sélection des individus abattus. Par ailleurs, la mise en évidence lors des fouilles de niveaux d’occupation distincts participerait aux meilleures conditions possibles pour la connaissance des stratégies de chasse. Malheureusement les niveaux archéologiques présents en grotte ou abri-sous-roche sont souvent de véritables palimpsestes qui rendent les occupations récurrentes souvent illisibles. Les assemblages osseux étudiés sont donc la plupart du temps le résultat de nombreuses accumulations périodiques qui peuvent tromper le chercheur dans sa version des faits. Notons enfin que les profils de mortalité ne peuvent pas, en eux-mêmes, établir le responsable de la mort d’un animal. C’est seulement quand l’association entre les carcasses et les prédateurs est avérée que les données de mortalité deviennent utiles pour distinguer les méthodes de chasse. Il faut donc être attentif et prendre en compte les critères éthologiques, stratigraphiques et taphonomiques avant d’en déduire des comportements de prédation.
En ce qui concerne les courbes de mortalité caractéristiques des repaires d’hyènes, nous disposons notamment de celles des proies africaines d’hyènes modernes établies par K. Cruz-Uribe en 1991. Dans cette étude les profils de mortalité sont généralement en U : profils attritionnels avec une forte proportion de juvéniles et d’individus âgés. Cependant quelques cas font exception, comme à Swartklip I (Afrique du Sud), où les profils d’âge des petits Bovidés présentent des courbes en L catastrophiques, avec des proportions dégressives des classes d’âge des plus jeunes vers les plus vieux. De façon générale, les hyènes tachetées charognent de façon plus importante que les autres Carnivores ou chassent, préférentiellement les individus affaiblis : jeunes, séniles et individus malades. Malgré le peu de données dont on dispose pour les repaires fossiles européens en grotte, l’abondance d’herbivores non adultes reste l’un des indices caractérisant un repaire d’hyènes (Fosse, 1996). De même, comme le montrait déjà M. C. Stiner (1990, 1994) à partir d’assemblages modernes, l’analyse comparative de T. E. Steele (2003) sur des courbes d’âge de proies (Cervus elaphus nelsoni) tuées par les loups dans le Wyoming et par des hommes modernes dans le Montana met en évidence, pour les premiers, une courbe où les juvéniles et les très vieux individus dominent et pour les seconds, une courbe où les individus adultes, spécialement les jeunes adultes, sont mieux représentés. L’auteur précise que ces données ne signifient pas que les loups ne soient pas capables de tuer des proies adultes, cette étude par ailleurs le prouve, mais qu’ils le font seulement de façon beaucoup moins fréquente que les hommes. A ce sujet, les hyènes sont également d’excellents chasseurs, elles chassent en groupe et peuvent poursuivre leur proie sur de longues distances, ce qui leur permet de s’attaquer à de gros gibiers.
En ce qui concerne les divers modes d’acquisition des carcasses par les hommes, l’âge est l’une des indications permettant de mettre en évidence une prédilection des chasseurs pour un certain gibier. La sélection peut en effet s’opérer sur l’espèce mais également sur l’âge des individus. Un individu dans la force de l’âge, bien que plus difficile à capturer, offre plus de ressources nutritives qu’un individu jeune, malade ou vieux. Ce type de critère sélectif entraînera l’existence d’une classe d’âge majoritaire (individus adultes) révélant une chasse organisée (fig. 193). L’intérêt majeur de l’étude de M. C. Stiner (1990, 1994) réside justement dans l’assertion selon laquelle les hommes sont les seuls prédateurs capables de produire régulièrement des profils de mortalité à « adultes dominants », modèle pouvant être associé à des chasses à l’affût sélectives avec embûches. En revanche, un prélèvement aléatoire parmi un groupe d’animaux représentés par toutes les classes d’âge présentes dans la nature ne donnera pas une courbe de mortalité d’aspect sélectif. En effet, selon M. Stiner (1990, 1994), si les prédateurs tuent leurs proies au hasard des opportunités (chasses à l’affût non sélectives avec embûches), alors les effets cumulatifs d’une telle prédation engendreront une répartition des classes d’âge similaire à celle observée dans la nature. On obtiendra donc une courbe de mortalité catastrophique en L (Klein & Cruz-Uribe, 1984 ; Stiner, 1990, 1994). Ce type de courbe peut être obtenu également par un rabattage massif d’animaux grégaires ou observé dans la nature à l’occasion de désastres violents touchant l’ensemble d’une population, tels qu’un incendie ou une éruption volcanique. Ceci étant dit, le modèle de mortalité le plus fréquemment observé dans la nature est le modèle en U, dit attritionnel (Klein & Cruz-Uribe, 1984), dans lequel les individus jeunes ou âgés sont les plus abondants. Il résulte de causes de mortalité dépendantes de l’âge des individus, maladies ou famines, ou de tout type de prédation, chasses d’appoints ou charognage, focalisé sur les sujets les plus vulnérables (juvéniles, vieux ou malades). En ce qui concerne les types d’accumulations inhérents aux Carnivores, ce type de courbes en U est plutôt caractéristique des prédateurs de « course » tels que les loups ou les hyènes, tandis que les courbes en L sont propres aux Carnivores à embûches représentés par la familles des Félidés (Stiner, 1990, 1994). Dans le site du Middle Stone Age de Klasies River Mouth (Klein, 1994 ; Klein & Cruz-Uribe, 1996 ; Steele, 2003), les hommes utilisèrent différentes stratégies de chasse selon le type de gibier. Le profil de mortalité du buffle du Cap est de type attritionnel et celui de l’éland est très similaire au type catastrophique, révélant la capacité des hommes à tuer des individus de tous âges. Cette différence serait la conséquence, selon les auteurs, de l’éthologie de chacune de ces deux espèces, l’une, le buffle, plus grosse et plus dangereuse aurait été plus difficile à chasser car sachant se défendre, tandis que l’autre, l’éland, plus petite, est connue pour sa docilité lors de rabattages intentionnels. De la même façon que dans le cas des sites de Saint-Vallier et de Untermassfeld, la connaissance du comportement des animaux est ici aussi essentielle à l’interprétation des courbes de mortalité. Un autre point intéressant de l’étude des courbes de mortalité des herbivores du site de Klasies River Mouth réside dans la quantité importante de juvéniles de buffles du Cap. Cette abondance suggérerait selon T. E. Steele (2003) une chasse humaine de ce grand Bovidé, écartant l’hypothèse d’un charognage par les hommes, les autres Carnivores consommant très rapidement et de façon complète les carcasses de jeunes morts naturellement.
Il y a donc deux profils de mortalités que l’on peut trouver dans la nature ou dans des sites à prédateurs (non humains et humains) : le profil catastrophique (en L) et le profil attritionnel (en U). Le profil de mortalité dominé par les individus adultes, plutôt rare dans des assemblages naturels, est en revanche typique des accumulations humaines (Stiner, 1990, 1994 ; fig. 193). Deux autres profils, non évoqués plus haut, sont beaucoup plus rares que ces trois premiers. Il s’agit des profils à juvéniles ou vieux dominants. Ils sont aussi très intéressant en terme de modalités d’approvisionnement par les hommes car sous-tendus par des pratiques liées au charognage.
Selon Klein & Cruz-Uribe (1984), pour être significatives les courbes de mortalité doivent comprendre au minimum 30 individus, et selon Lyman (1987) au minimum 35 individus. Malheureusement peu d’espèces sont dans ce cas dans cette étude et je resterai donc prudente quant à l’analyse des structures d’âge des animaux à trop faibles effectifs.
J’ai établi les profils de mortalité à l’aide des NMI de chacune des cinq classes d’âges décrites dans le chapitre précédent et obtenues principalement à partir des restes dentaires. J’ai pu quelquefois compléter la catégorie des juvéniles à l’aide des restes post-crâniens non épiphysés.
De façon à faciliter la comparaison des tactiques de prédation de différents échantillons j’ai reporté les pourcentages des trois principales classe d’âge des espèces comprenant un NMI équivalant ou supérieur à douze sur des diagrammes tripolaires (avec toutefois une exception pour les bouquetins de l’ensemble supérieur a de la Baume des Peyrards qui comptent onze individus). Ces derniers permettent de mettre en évidence cinq domaines distincts propres aux différents types de profils : individus vieux dominants ; jeunes dominants ; adultes dominants ; aire de mortalité catastrophique (partie centrale en bas à droite) et aire de mortalité attritionnelle (partie centrale en bas à gauche ; Stiner, 1990, 1994, 1998 ; fig. 193) 7 . Pour regrouper nos cinq classes d’âge en trois principaux groupes, j’ai suivi les critères descriptifs proposés par M. C. Stiner (1990) :
Les recherches actuelles de Ph. Fernandez sur l’interprétation des profils d’âge dans des assemblages osseux fossiles (Fernandez & Legendre, 2003 ; Fernandez et al., 2006) ont montré combien la prise en compte de la seule fréquence d’âge dans l’interprétation des courbes de mortalité était un procédé réducteur. En effet, les écologistes établissent pour les populations actuelles des tables de vie prenant en compte non seulement les fréquences d’âge, mais les taux de mortalité, de survie, de fécondité et de probabilité d’abattage au cours de la durée de vie. Tous ces facteurs permettent d’analyser la prédation avec comme résultat une meilleure connaissance du comportement animal. Ces indices correspondent alors à autant de courbes qui peuvent être utilisées indépendamment les unes des autres en complément des modèles classiques : attritionnel et catastrophique. Leur utilisation autorise les comparaisons entre différentes cohortes actuelles et fossiles au niveau inter et intra-spécifique. Cette méthode de calcul n’est malheureusement pas applicable pour des échantillons aussi réduits que les notres (excepté les travaux sur Payre).Ces travaux ont également permis d’argumenter le fait qu’une prédation par les hyènes ne génère pas seulement des courbes de mortalité en U mais également des profils catastrophiques et sélectifs (majorité de proies adultes). Notons à ce propos que le charognage probable d’individus de tous âges est également un biais à l’interprétation de ce type de courbe en terme de stratégie d’acquisition.
Il existe un autre modèle de graphique triangulaire mis au point par T. E. Steel & T. D. Weaver (2002) plus difficile présente l’avantage de prendre en compte les problèmes statistiques d’échantillonage dans l’analyse comparative de différents assemblages.