Agents accumulateurs

Depuis les années quatre-vingts, de nombreuses expériences ont permis de reconstituer les différentes étapes de destruction du squelette par les hyènes actuelles (Richardson, 1980 ; Haynes, 1983 ; Blumenshine 1986 ; Marean et al., 1992). L’hyène attaque une carcasse par les viscères, puis dévore la viande présente autour de la ceinture pelvienne (bassin, vertèbres lombaires et fémurs proximaux). Ensuite ce sont les morceaux charnus de la partie antérieure de l’animal : épaule (scapula et humérus) et cou (vertèbres cervicales). Les destructions sont importantes et les parties restantes présentent de nombreuses traces de dents. Dans un deuxième temps, les hyènes récupèrent la moelle et la viande des zeugopodes des pattes avant et arrière (radio-ulnas et tibias). Elles terminent la carcasse par la tête (moelle mandibulaire, langue, joues et cervelle). Le degré de destruction d’une carcasse dépendra de la compétition et du lieu de consommation. Par exemple, si les hyènes dévorent la carcasse sur le lieu d’abattage, la destruction n’atteindra pas les derniers stades décrits ici, tandis que si les hyènes emportent leur proie dans leur tanière, au fur et à mesure des dommages effectués, moins d’un tiers de la charogne subsistera (Haynes, 1983). De même, plus la compétition entre les charognards sera élevée, plus le nombre exploité d’ossements à faible valeur nutritive sera important (Marean, 1991).

En ce qui concerne les loups, la consommation d’une carcasse se fait en trois étapes, suivant à peu près celles observées par les hyènes. A la capture de l’animal, les cuisses, l’abdomen, les épaules et le dos sont rapidement engloutis. L’ingurgitation de ces pièces de viande peut se faire simultanément, s’il y a plusieurs loups ou progressivement si un seul loup est en cause. Après cette première étape de consommation les loups marquent généralement un temps de repos pour, une fois la nourriture digérée, revenir à la carcasse et récupérer le squelette décharné qu’ils disloquent complètement. Chaque animal se met à l’abri en emportant avec lui la tête, le cou, la cage thoracique ou les segments distaux des membres (autopodes). Les os à parois minces riches en moelle sont mangés en leur milieu. A ce stade sont dédaignées les parties suivantes : omoplates, bassins, tibias, radio-ulnas et métapodes (ainsi que la peau du dos). Au cours du troisième stade, ces parties seront rognées. Il faut généralement moins de trois ou de quatre jours pour que les deux premières séquences soient réalisées (Hénault & Jolicoeur, 2003). La grande différence entre hyènes et loups tient dans le degré de destruction des parties osseuses, beaucoup plus poussé chez les premières.

A partir d’observations faites sur 260 carcasses d’herbivores de différentes tailles consommées par des hyènes, des lions et des vautours dans les parcs nationaux du Serengeti et du cratère de Ngorongoro (Tanzanie), R. G. Blumenshine (1986) donne l’ordre dans lequel les carcasses sont habituellement consommées (l’auteur, de façon à pouvoir relier les séquences de consommation à des segments osseux précis, a délibérément ôté de l’analyse les viscères et la peau) :

  1. La viande de la partie postérieure du corps, située en arrière de la cage thoracique.
  2. La viande de la partie antérieure de la carcasse post-crânienne, incluant les morceaux intercostaux (le traitement des radio-ulnas, peu charnus, est souvent relégué à des étapes ultérieures).
  3. La viande de la tête : langue, joues et minces filets de viande du crâne.
  4. La moelle des membres arrière.
  5. La moelle des membres avant (métapodes et phalanges sont seulement concernés par la récupération de la moelle).
  6. Le contenu de la tête : cervelle et pulpe médullaire des mandibules, maxillaires et frontaux.

De cette séquence, R. G. Blumenshine distingue trois segments anatomiques principaux : quartiers arrière, quartiers avant et crâne, ainsi que deux phases principales de consommation : viandes et viscères en premier et moelle, cervelle et pulpe médullaire du crâne en second.

En somme, quelques récurrences dans les modes de consommation des proies par les hyènes et les loups peuvent servir d’indications quant à la distinction des auteurs des accumulations archéologiques:

  • Point n° 1 : une fois les viscères dévorées, les Carnivores s’attaquent aux morceaux les plus riches en viande et en graisse : stylopodes (épaules et cuisses), vertèbres (dos) et crânes pour les petits et moyens ongulés. Dans les repaires (loups et hyènes), seuls les vestiges crâniens des herbivores de petite taille sont rapportés (indice 3). En revanche, dans un gisement anthropique, quelle que soit la taille de l’animal, les éléments céphaliques sont bien représentés (Klein & Cruz-Uribe, 1984). Cette indication est malheureusement souvent invérifiable du fait de la conservation différentielle de ces parties fragiles et du fait du broyage quasi-systématique des os de la tête par les hyènes mais également par les loups, à l’exception toutefois des mâchoires inférieures et supérieures (Hénault & Jolicoeur, 2003). La puissance de broyage des hyènes peut aussi être à l’origine de la rareté du squelette axial dans un site voire de la disparition quasi-complète de la carcasse des juvéniles (Brain, 1976 ; Richardson, 1980 ; Bartram & Marean, 1999).
  • Point n° 2 : R. J. Blumenshine (1988) a démontré que les fragments de diaphyses survivaient mieux aux dommages des hyènes que les épiphyses. Ces dernières plus riches en graisse sont consommées préférentiellement, conduisant quelquefois à leur complète disparition. C’est notamment pour cette raison que la prise en compte des diaphyses est indispensable à l’analyse des proportions des parties anatomiques dans les sites archéologiques et donc indirectement à la reconnaissance de l’agent accumulateur et de son mode d’accumulation (Marean & Spencer, 1991 ; Bartram & Marean, 1999). D’une façon générale, la présence de nombreux cylindres est l’une des caractéristiques des repaires de Carnivores (Blumenshine, 1986 ; Haynes, 1983).
  • Point n° 3 : la présence d’os longs entiers négligés par les Carnivores est un des arguments en faveur d’un repaire. Les métapodes complets sont les plus abondants, suivis par ordre décroissant des radius, tibias, humérus et fémurs. Ceci s’oppose au schéma offert par les assemblages anthropiques où la récupération systématique de la moelle conduit à la fracturation de tous les os longs (Fosse, 1996). L’expérimentation menée par C. W. Marean (1991) avec des hyènes actuelles sur de os de moutons domestiques montre que, calcanéum mis à part, les os du carpe et du tarse montrent très rarement des traces de mâchonnement et restent la plupart du temps entiers. Ces petits os courts et denses sont en effet facilement avalés.
  • Point n° 4 : les épiphyses proximales sont habituellement les plus endommagées car plus riches en viande et plus fragiles que les épiphyses distales (Marean & Spencer, 1991). Ce sont également les dernières à s’épiphyser chez les jeunes individus. Au stade final de consommation de la carcasse par les hyènes, les épiphyses distales sont donc souvent les résidus, présentant très peu de marques de dents à leur surface (Haynes, 1983).
  • Point n° 5 : en ce qui concerne maintenant la représentation anatomique, les résultats d’une étude de A. Hill (1980) d’un repaire d’hyènes tachetées actuelles dans le parc National d’Amboseli au Kenya avait permis de montrer que sur un échantillon de 563 os d’herbivores, les métatarsiens sont les plus abondants, suivis des métacarpiens et des humérus, les fémurs sont les moins nombreux. Les vertèbres représentent 7,5 % et les calcanéums 3,1 % de l’ensemble. Dans le repaire d’hyènes de Camiac (Gironde ; Guadelli, 1989), la répartition squelettique des herbivores montre également une abondance en humérus et métapodes ainsi que de faibles proportions de squelette axial. Dans le repaire d’hyènes de la grotte n° 1 de Lunel-Viel (Hérault), Ph. Fosse (1996) n’observe pour le cerf aucune surreprésentation d’un élément squelettique en particulier, si ce n’est la présence plus marquée des métapodes et des mandibules. L’auteur remarque également l’extrême rareté du squelette axial chez cet herbivore. Pour les chevaux ce sont les dents isolées, les métapodes et les phalanges qui dominent l’assemblage.

A propos du point n° 1, étant donné que l’intérêt des hommes pour les différentes parties de la carcasse dépend également de leur richesse en éléments nutritifs, il arrive fréquemment que les segments osseux retrouvés dans un site de haltes de chasse soient identiques à ceux recueillis dans un repaire (Shipman, 1981 ; O’Connell et al., 1992). Distinguer un repaire de Carnivores d’un lieu d’habitat par les hommes à partir de la seule représentation des éléments anatomiques peut donc se révéler insuffisant. En revanche, pour ce qui est des modes d’acquisition (chasse ou charognage), les parties anatomiques représentées dans un site et leurs fréquences sont des bases interprétatives fiables (Binford, 1978, 1984 ; Potts, 1983 ; Blumenshine, 1986). Ces auteurs partent du constat simple selon lequel la part des morceaux de carcasse offerte à un charognard sera moins complète que celle offerte à des chasseurs. Plus précisément, les assemblages accumulés à partir de charognes montreront un net déficit des parties généralement consommées en premiers. Confronté à la complexité du réel et à l’infinité des hypothèses archéologiques, ce constat ne va malheureusement pas de soi. D’une part, il ne tient pas compte de l’existence de charognages primaires (ou actifs) pouvant conduire à écarter les premiers prédateurs afin d’avoir un accès plus direct aux carcasses, la part des éléments anatomiques disponibles étant alors la même que lors d’une chasse (O’Connell et al., 1990a,b ; Joulian, 1993). D’autre part, dans des sites d’habitat anthropique, tandis qu’une quantité importante de parties hautement nutritives témoigne indubitablement d’une prédation primaire (chasse ou charognage actif), dans le cas d’un déficit en parties charnues, outre l’hypothèse du charognage, il est aussi possible d’envisager une consommation primaire des morceaux riches sur les lieux d’abattage (Speth, 1990).

L’élément d’interprétation principal offert par l’analyse des représentations anatomiques tient donc plus aux stratégies de capture et de transport qu’aux types de prédateurs, hommes, hyènes et loups pouvant tous être tour à tour chasseurs ou charognards.