Stratégies de transport des carcasses

En ce qui concerne les différentes étapes au cours desquelles les éléments seront traités, elles peuvent soit être entreprise dans la continuité si les carcasses sont apportées entièrement au site, soit de façon différée dans le cas d’un premier traitement boucher sur le site d’abattage ou de charognage. Interpréter les différences dans la composition squelettique des assemblages requiert donc une bonne connaissance des différents facteurs qui déterminent la sélection des parties transportées. Les modalités de transport peuvent en effet varier selon plusieurs facteurs (Binford, 1978, 1981 ; Speth & Spielmann, 1983 ; Blumenshine, 1986 ; Speth, 1987a, b ;O’Connell et al., 1990b) :

Ces trois facteurs ont été pris en compte par D. Metcalfe (1989) puis par J. F. O’Connell et al. (1990a,b, 1992) dans un seul modèle de transport des morceaux au camp de base reposant sur le rapport valeur nutritive/coût de l’exploitation bouchère et du déplacement.

De façon à contrer L. R. Binford (1981) qui pensait que les hommes étaient des charognards jusqu’au Paléolithique moyen et que la chasse caractérisait l’homme moderne, H. T. Bunn (Bunn et al., 1988) et J. F. O’Connell (O’Connell & Marshall, 1989 ; O’Connell et al., 1990a,b, 1992), ainsi que leurs collaborateurs, développèrent une approche éthnoarchéologique de la chasse et du charognage qui mit entre autre l’accent sur le fait que charognage ne signifiait pas l’absence de coalition sociale et n’excluait pas d’office des pratiques de chasse. Ils étudièrent pour cela les Hadza de Tanzanie. Il s’agissait plus de quantifier et d’estimer l’importance de telles activités par rapport à d’autres. Longtemps les travaux traitant des modalités d’acquisition et du transport des carcasses ont été sous-tendus par l’idée que la chasse permettait le développement d’organisations sociales élaborées, tandis que le charognage, opportuniste, n’impliquait pas de stratégies particulières. L’ethnologie a permis de relativiser cette vision simpliste des choses. Chez les Hazda, nous allons voir par exemple que le charognage fait partie des activités quotidiennes d’approvisionnement en s’intègrant aux pratiques de chasse et de collecte. Il n’y a pas d’opposition symbolique ni fonctionnelle des deux pratiques chez cette population (Joulian, 1993).

Afin de prendre conscience de la variabilité culturelle possible des techniques de capture et de traitement des carcasses, j’ai choisi de citer les pratiques de deux ethnies contemporaines, les Alyawara d’Australie (O’Connell & Marshall, 1989) et les Hadzas de Tanzanie (O’Connell et al., 1990a,b, 1992) :

Transport sélectif de carcasses de Kangourou en Australie (O’Connell & Marshall, 1989)

‘Les Alyawara sont des aborigènes qui vivent dans le centre de l’Australie, sur la rivière Sandover, à 250 km au nord-est d’Alice Springs. A la fin du 19ème siècle, ils connurent les premiers contacts avec les Européens, avant leur mode de vie était entièrement basé sur la chasse et la cueillette. Jusque dans les années 1970 ce peuple subvenait à ses besoin pour une large part grâce à la chasse. Les données présentées par les auteurs ont été recueillies entre 1973 et 1978. Pendant cette période, les aborigènes chassaient neuf espèces différentes de marsupiaux, reptiles et oiseaux. De toutes ces espèces, la plus importante était le Kangourou roux, Macropus rufus (poids moyen de 25 kg), qui les approvisionnait pour plus de 90 % de leur consommation en viande chassée et pour plus de 70 % de leur consommation globale de viande, y compris celle obtenue dans les magasins. La chasse se faisait à pied ou en véhicule avec des armes à feu. Une fois abattus, les kangourous étaient soit cuits et traités sur place, soit emmenés tels quel au camp pour la boucherie. Un kangourou fraîchement abattu est facilement transporté sur les épaules par un homme à pied, par contre un animal cuit et traité sera plus difficilement transportable. Dans cette étude éthnoarchéologique, les difficultés de traitement de certaines parties et le coût du transport n’interviennent donc pas dans le choix observé par les chasseurs. Tous les Kangourous sont traités de la même façon. C’est souvent le chasseur lui-même qui prépare la bête, il trouve un grand pieu pour pendre l’animal et allume le feu. Ensuite il disloque les membres arrière, en faisant une entaille entre fémur et tibia et ouvre l’abdomen pour y retirer les intestins et les organes internes qu’il jettera plus loin. Puis il pend la carcasse au-dessus du feu en la faisant tourner de nombreuses fois pour ensuite ôter la peau avec un couteau et enlever toutes les parties distales des membres arrière (tarsiens, métatarsiens et phalanges) ainsi que la queue. Il placera tous les morceaux dans le foyer, les couvrant avec des pierres chaudes. Pendant ce temps, il fait généralement rôtir les intestins vidés de leur contenu et les mange. Quelquefois il dépèce la queue, coupe la viande attachée aux vertèbres, craque les os et suce leur contenu. Il mange également la viande issue des deux métatarsiens et les fracture pour récupérer la moelle. D’autres fois, il jette tout simplement ces parties. Plus tard, il retire la carcasse du feu et la coupe en plusieurs petits segments qu’il empaquette pour les rapporter au camp. Les parties distales des membres et la queue sont souvent consommées et laissées sur le lieu d’abattage. L’une des hypothèses de Speth selon laquelle les chasseurs consomment généralement les parties les plus riches en graisse sur le lieu de boucherie de façon à avoir le moins de compétition possible au camp de résidence n’est pas applicable pour les Alyawara car ils ne consomment que la queue, les extrémités distales et les intestins (parties les moins riches de la carcasse), ramenant systématiquement au camp les parties les plus riches.’

Chasse et charognage chez les Hadza de Tanzanie (O’Connell et al., 1990a,b, 1992)

‘Les Hadza sont une petite population de chasseurs-collecteurs vivant dans les collines du Sud et de l’Est du lac Eyasi dans le Nord de la Tanzanie. Dans les années quatre-vingts, la chasse et le charognage représentaient une part importante de leur alimentation. Ils ont deux techniques de chasse :’ ‘la chasse d’interception ayant cours à la fin de la saison sèche, quand les proies se concentrent autour des points d’eau. Ils construisent des barrières afin d’observer ces points d’eau sans être vus. Les proies sont tuées grâce à des épieux empoisonnés quand elles passent à côté d’eux. ’ ‘la chasse organisée a lieu tout au long de l’année et se passe à l’extérieur du camp. Toutes les proies représentant une opportunité pour les chasseurs sont poursuivies. Certaines seront traquées pendant plusieurs jours. ’ ‘Le charognage, quant à lui, sous-entend la récupération d’animaux tués par d’autres prédateurs, surtout des lions. Les repères d’une carcasse sont par exemple les vols circulaires des vautours. Les hommes vont alors sur le site et éloignent les prédateurs. Le charognage compte pour 15 à 20 % du total annuel des carcasses. ’ ‘En ce qui concerne la part des différents animaux dans leurs ressources en viande, 20-25 % sont de gros voir très gros animaux de 300 à 750 kg (buffles, girafes, élands,) ; les éléphants (classe VI) sont quelquefois charognés mais jamais chassés car les Hadza en ont peur, tandis que les animaux de taille moyenne, pesant de 40 à 200 kg (impalas, zèbres et Kudus), représentent 75-80 %.’ ‘Il y a trois sortes d’assemblages osseux chez les Hadza :’ ‘les sites de boucherie où les proies sont démembrées et préparées pour le transport. La viande de certaines parties est récupérée sur place ainsi que la moelle et les os abandonnés sur ces lieux.’ ‘les lieux de traque au bord des points d’eau pendant la saison sèche. Les proies sont traitées sur place, il peut y avoir une accumulation d’ossements au même endroit année après année.’ ‘le camp de base où la viande et la carcasse sont préparées dans les aires d’activité des habitations, les déchets sont dispersés hors de ces aires, ce qui représente une seconde aire d’accumulation dans le camp de base.’ ‘Les Hadza ne traitent pas entièrement les carcasses sur le lieu même d’abattage mais selon le contexte, mangent une partie sur place : viande grillée, moelle et graisse, et rapportent au camp la majorité. Les ossements décharnés et évidés sont abandonnés sur le lieu d’abattage. Au bord des points d’eau, les chasseurs traitent l’animal dans un lieu calme en retrait des autres prédateurs éventuels. Les phalanges et métapodes sont systématiquement fracturés pour leur moelle. Le diamètre du site de boucherie grandit en fonction de la taille de l’animal tué. Pour une girafe le diamètre peut aller jusqu’à 68 m et il sera de 2 m seulement pour un zèbre. ’ ‘L’étude des Hadza confirme le fait que la proportion relative des différentes parties anatomiques varie en fonction de la taille des bêtes, du nombre de porteurs et de la distance au camp de base. 80 % des éléments anatomiques du squelette sont abandonnés pour les animaux adultes de grande voire de très grande taille contre seulement 30 % pour les ceux de taille moyenne. Elle va également dans le sens du rapport rendement/coût d’exploitation, variant selon les espèces. Pour les zèbres par exemple, les crânes et les côtes sont généralement laissées sur place, tandis que pour les Alcelaphinés ce sont d’abord les quartiers avant, puis les quartiers arrière, suivis dans l’ordre par les crânes, scapulas, vertèbres et pelvis. Pour des espèces, comme les impalas, dont les morceaux transporté préférentiellement varient d’une situation à l’autre, les auteurs envisagent alors que des facteurs tels que la saison, l’âge ou le sexe des animaux peuvent influer sur les conditions des carcasses. Ainsi, le modèle de transport habituellement proposé selon lequel ce sont les membres, plus que le squelette axial, qui sont déplacés vers le camp de base est tout à fait contredit par les pratiques des Hadza.’

De façon à mettre en évidence les morceaux de carcasse apportés à l’habitat en terme de « valeur bouchère », j’ai fait le choix de les représenter sur des histogrammes selon les cinq principales pièces de boucherie pouvant correspondre à une première étape de dépeçage (en italique la terminologie bouchère correspondante). Celle-ci est confortée par de nombreuses observations ethnographiques (O’Connell & Marshall, 1989 ; O’Connell et al., 1992) et archéologiques (Geddes et al., 1987 ; Helmer et al., 1987 ; Audoin & Marinval-Vigne, 1987), ainsi que par des études portant sur les techniques de boucherie actuelle du bœuf (Thielin, 2001 ; fig. 215). Sans, bien entendu, nier toute influence des facteurs culturels dans le choix de la mise en pièces d’une carcasse, la variabilité interviendra plus fréquemment à des stades ultérieurs. Cette récurrence s’explique en partie par le fait que les segments issus du premier stade de dépeçage répondent directement aux exigences de découpe imposées par la conformation osseuse et musculaire des herbivores (Dumont, 1987 ; Olive, 1987) :

le crâne (fragments crâniens et mandibules 9 )

le squelette axial (rachis et côtes) : collier, basses-côtes, caparaçon et aloyau

les membres antérieurs (scapula, humérus, radio-ulnas et carpe) : raquette

les membres postérieurs (bassin, fémurs, tibias, patellas et tarse) : cuisse 10

les extrémités (métapodes, phalanges et sésamoïdes)

Ces cinq parties correspondent également à la segmentation d’une carcasse de cheval choisie pour estimer le poids en viande et en moelle (issus des FUI, tab. 172, d’après Outram & Rowley-Conwy, 1998, in Bignon, 2003). Il apparaît nettement que le tronc est la partie la plus riche, suivie par les membres postérieurs qui devancent, dans l’ordre, les membres antérieurs, le crâne et les extrémités. Cette distribution est également applicable aux squelettes des autres herbivores sur lesquels l’on peut voir apparaître les valeurs nutritives des divers éléments osseux selon les trois catégories décrites dans le chapitre 3.1.6. : faible (FUI  20), moyenne (FUI 20-40) et haute (FUI ( 40) (fig. 289 à 314 ; cf. FUI du caribou, Metcalfe & Jones, 1988).

Sauf exception, seules les espèces comportant un NRDt (dents isolées exceptées) supérieur ou égal à 30, ont bénéficié du calcul des MAU et donc de ces histogrammes. Pour les autres, une simple liste des différents ossements sera présentée au sein du texte. Les profils squelettiques des grands Bovidés (Bison priscus et Bos primigenius) ou des Rhinocérotidés (Dicerorhinus mercki, Dicerorhinus hemitoechus et Coelondonta antiquitatis) ont été mis au point de façon cumulative pour les assemblages contenant plusieurs taxons appartenant à ces deux familles.

Notes
9.

Les dents isolées n’ont pas été comprises dans ce calcul.

10.

Une variante importante concerne ce morceau. La cuisse peut être en effet soit récupérée en désarticulant le coxal du sacrum, soit par découpe coxo-fémorale. Ceci dit, nous conserverons, à l’image des scapulas, les coxaux dans la catégorie des membres arrières.