L’intérêt alimentaire de la graisse osseuse

Les dépôts de graisse contenus dans les tissus osseux constituent une source nutritive importante qui a dû attirer l’attention des groupes de chasseurs-cueilleurs ainsi que celle des Carnivores (Brink, 1997). Selon A. K. Outram (2001), l’exploitation de la graisse osseuse est une pratique universelle. Les Inuit Nunamiut (Binford, 1978), les Hadzas de Tanzanie, les San du Kalahari, les Alyawara d’Australie Centrale (O’Connell & Marshall, 1989) et certaines ethnies amérindiennes (Vehik, 1977) ne sont que quelques exemples ethnographiques de peuples qui utilisent les os comme une ressource en graisse.

J. D. Speth & K. A. Spielmann (1983) ont mis en évidence les problèmes liés à une surconsommation de viande maigre. Cette dernière représente un très médiocre moyen de subsistance car il faut beaucoup de dépense énergétique pour assimiler les protéines d’une viande maigre. J. D. Speth (1987a, b) a montré ainsi que le rôle des protéines, dans une alimentation variant avec les saisons, n’est pas aussi majeur que les anthropologues le pensent. En effet, selon les saisons, ce sont plus la graisse et les carbo-hydrates qui ont un rôle premier dans les stratégies d’acquisition. Pendant l’hiver et au début du printemps, les ongulés sont en état de pénurie alimentaire et ont perdu la majorité de leurs réserves en graisse. La viande, spécialement la viande maigre, devient alors insuffisante et même néfaste à l’alimentation humaine. C’est justement l’époque où les hommes manquent de ressources en graisse. Plus les hommes auront besoin de chasser à cette période, plus ils seront confrontés à de la viande maigre. Même si ce sont ces protéines qui diminuent la sensation de faim, ce sont également celles qui demandent le plus d’énergie au métabolisme des chasseurs, exacerbant leur problème d’apports caloriques à cette saison. Pour enrayer ce processus de fatigue corporelle, il faut adopter une stratégie de chasse particulière, par exemple capturer les animaux les plus gras (femelles gravides, adultes…) ou alors compléter le régime par des aliments comme les abats, la moelle, la graisse ou les fruits et les végétaux. Quand un animal est près de mourir de faim, les os deviennent son ultime ressource possible en graisse. Les animaux perdent en effet d’abord leurs dépôts sous-cutanés, puis abdominaux et enfin la graisse de la moelle (Outram, 2001). Ainsi, les parties sélectionnées par les hommes dépendent de l’état de sous-nutrition de l’animal. Comme on l’a vu, la graisse de la moelle des parties distales des membres et de la mandibule est la dernière à disparaître (Speth, 1987a, b).

En tant que nourriture essentielle, la graisse osseuse a donc dû être d’une importance fondamentale pendant les périodes de pénurie alimentaire. Des conditions climatiques très dures, au cours desquelles la proportion de graisse osseuse par rapport à celle de l’animal entier augmenterait, expliqueraient les procédés d’extraction (Brink, 1997). Le bouillon a l’avantage d’améliorer la récupération de cette graisse et de la viande résiduelle des os ainsi que les qualités nutritives et digestives de la viande. Les chairs de certaines parties, comme les vertèbres et le crâne, très difficilement décharnables crues, seront en revanche très aisément récupérables une fois bouillies. L’hypothèse de la saisonnalité est justement celle évoquée par A. K. Outram à propos de l’extraction de la graisse osseuse des articulations et de la colonne vertébrale dans le site médiéval de Sandnes au Groënland (Outram, 2001). Pour l’auteur, ce laborieux travail ne peut être motivé que durant l’hiver, quand la population n’a alors plus l’accès à d’autres ressources en graisse.

Toujours en ce qui concerne l’utilité des bouillons gras, un autre point de vue a été développé par R. R. Church & R. L. Lyman (2003) : l’extraction de la graisse est-elle bien la cause principale des bouillons en tant que dernière ressource en graisse récupérée ? Leurs recherches préliminaires ont montré que les ressources en azote, calcium, phosphore et magnésium sont plus importantes quand l’os est bouilli. Ainsi, selon eux, la graisse rendue par les bouillons gras ne contient pas seulement des calories sous forme de lipides mais contient surtout des nutriments sous forme de vitamines, d’acides gras essentiels et de minéraux. Une autre raison à cette pratique apparaît alors : la récupération de ces nutriments essentiels, et ceci à toutes les périodes de l’année.