Arguments archéologiques

Plusieurs critères sont nécessaires à la mise en évidence de la préparation de bouillons, comme une grande quantité de petits fragments osseux, la présence de galets chauffés, la rareté des parties spongieuses…

  1. Dans le cas d’une exploitation de la moelle et de la graisse osseuse, la préparation de bouillon donnera de très nombreux petits fragments à fractures sur os frais inférieurs à 2 cm (Delpech & Rigaud, 1974 ; Outram, 2001).«La preuve de la préparation de bouillons peut seulement être la présence de petits fragments d’ossements non carbonisés amenuisant l’indice de détermination dans un site.» (Vehik, 1977, p. 172). A ce titre, il est important de préciser que la percussion lors de la récupération de la moelle libère, en plus des longues esquilles, de petits fragments parasites. Toutefois, l’expérimentation de J.-Ph. Brugal & de A. Defleur (1989), ainsi que mes propres expériences, ont permis de remarquer que ces petites esquilles n’étaient produites que lors de la multiplication des coups. Or la dextérité certaine des Néanderthaliens pour la fracturation devait sans aucun doute limiter le nombre des frappes et de fait celui des débris annexes. La combustion des ossements peut également les fragiliser, et produire de petits éclats, mais qui seront quant à eux colorés (Costamagno et al., 1998). Un grand nombre d’esquilles de petites dimensions – particularité propre à la plupart des sites anthropiques – n’est bien sûr pas une preuve suffisante de la confection de bouillon. Pour R. G. Klein & K. Cruz-Uribe (1984), les causes majeures de la fragmentation osseuse d’un assemblage fossile sont dues aux facteurs post-dépositionnels (notamment le lessivage et la compaction du sol), et non aux accumulateurs d’os comme les hommes ou les hyènes. Par ailleurs, de façon à mieux apprécier les stratégies de consommation, J. W. Brink (1997) a quantifié la graisse osseuse présente dans les os des membres de bisons. Celle-ci apparaît directement liée à la densité du tissu osseux (négativement) et au volume osseux (positivement). Par exemple l’humérus proximal est la partie qui fournira le plus de graisse osseuse. Les parties rendant le plus de graisse sont donc également les parties les plus fragiles. Les activités humaines, en l’occurrence ici la préparation de bouillons, imitent ainsi une fois encore les dommages post-dépositionnels ou l’action des Carnivores.
  2. Il s’agit alors de distinguer les différentes causes de fracturation et d’établir le niveau et la nature des dommages taphonomiques post-dépositionnels : gélifraction ; compactage des sédiments ; piétinements successifs ; intempérisation….
  3. La qualité des fouilles (analyse spatiale envisageable ou non), le tamisage systématique, l’observation scrupuleuse des petits fragments, une bonne connaissance des impacts liés aux divers agents taphonomiques et enfin l’état de conservation général, sont les critères primordiaux pour une bonne analyse de la fragmentation du matériel osseux. Par exemple, si, au sein d’un assemblage très bien conservé (présence de fragments crâniens intacts, restes de fœtus, disques intervertébraux…) on observe une grande quantité de fragments de diaphyses et d’os spongieux, on peut se demander pourquoi une seule partie de l’assemblage a été atteinte par la fracturation. Une fois écartée l’hypothèse de la destruction différentielle et/ou celle d’un impact des Carnivores, on pourra alors envisager comme cause possible à cette fragmentation, la préparation de bouillons, comme F. Delpech & P. Villa (1993) l’ont par exemple fait aux Eglises. A ce propos, il est également important de noter que l’étude faite par S. J. Roberts et al. (2002) a permis de mettre en évidence que le fait de faire bouillir des ossements accélérait le processus de diagenèse, et les fragilisait. Aucun signal chimique ou physique particulier ne leur a permis de mettre en évidence des os bouillis au sein d’un assemblage archéologique.
  4. L’absence de galets chauffés dans les niveaux étudiés est une entrave non négligeable au scénario de la préparation de bouillons. Etant donné que nous visons ici à envisager la possibilité de telles pratiques il nous faut énumérer les diverses causes pouvant expliquer cette défection : 1) Les hommes ont pu jeter les galets hors de la surface habitée après leur utilisation. 2) Ils ont également pu emmener avec eux des galets choisis, résistants à des températures très élevées. 3) Ces galets peuvent se situer dans des aires aujourd’hui non fouillées. 4) Leur détermination difficile peut avoir causé leur non-enregistrement à la fouille.
  5. Enfin, la rareté des parties spongieuses (squelette axial, épiphyses…), dans un assemblage dont le bon état de conservation a été au préalable établi et où les Carnivores n’ont entraîné que très peu de dommages, peut être l’une des preuves possibles de la récupération de la graisse osseuse par les hommes. Les études historiques sur les techniques bouchères de Lorraine (Mechin, 1987) et du Val-de-Loire (Audoin & Marinval-Vigne, 1987) ont permis de montrer l’utilisation de la colonne vertébrale pour la confection de soupes et de bouillons. Toutefois, ces parties sont également celles qui sont les meilleurs combustibles, l’étude des proportions d’os spongieux brûlés est alors nécessaire à la distinction des deux pratiques (Costamagno et al. 1998). D'après ces auteurs, les hommes devaient faire un choix entre la consommation de la graisse osseuse ou son exploitation en tant que combustible. Un choix sans aucun doute lié en effet aux saisons (besoin ou non de matières grasses) et au temps imparti aux chasseurs (haltes courtes ou campements temporaires). Mais pourquoi ne pas imaginer au sein d’un assemblage renfermant de nombreuses carcasses l’usage de l’un ou l’autre de ces deux emplois pour des morceaux différents ?

Afin d’appréhender de façon plus complète les stratégies d’exploitation des carcasses par les hommes du Paléolithique moyen nous envisageons la possibilité d’une étape supplémentaire dans les chaînes opératoires. Cette pratique du bouillon gras n’est généralement que faiblement soutenue par les données archéologiques. Or, quand on se trouve en présence de données telles qu’une fragmentation osseuse intensive au sein d’un assemblage bien conservé, associée à la quasi-absence d’extrémités osseuses entières, il est tentant, au vu des nombreux arguments énumérés, d’évoquer la possibilité d’une telle habitude culinaire. Son importance pour des populations de chasseurs-cueilleurs ne doit donc pas être sous-estimée.