Expérimentations

La richesse des retouchoirs fournis par le gisement paléolithique moyen de la grotte de Saint-Marcel, confrontée à la relative pauvreté des outils lithiques retouchés a été déterminante dans notre désir de mener des expérimentations sur ce type d’outils en os. Certaines séries, comme celles de l’ensemble supérieur et de l’ensemble 7, renferment même des nombres de retouchoirs supérieurs aux nombres d’outils lithiques, précisément 14 retouchoirs pour un seul outil dans la première et 260 retouchoirs pour 184 outils (rapport de 1,41) pour la seconde. Dans les couches sous-jacentes, les nombres de retouchoirs deviennent inférieurs aux nombres d’outils, mais les rapports restent toujours très élevés. Nous comptons dans l’ensemble inférieur 12 retouchoirs pour 26 outils, ce qui donne un rapport de 0,46, et dans la couche u 17 retouchoirs pour 21 outils, d’où un rapport de 0,81 (tab. 289 ; Moncel, 1998). Cet important écart qualitatif ne pouvant pas entièrement être mis sur le compte du lot d’objets emportés par les hommes, il nous est apparu intéressant d’essayer de préciser le mode d’utilisation de ces ossements en nous aidant de l’expérimentation.

La même remarque a pu être faite par P. Auguste (2002) dans le site paléolithique moyen de Biache-Saint-Vaast (Pas-de-Calais) où l’un des deux niveaux ayant fourni des os à impressions donne un rapport de 303 os retouchés pour seulement 449 artefacts (0,67). L’autre niveau offre des pourcentages plus cohérents, à savoir 4 retouchoirs en os pour 81 pièces lithiques retouchées (0,05).

L’auteur évoque alors la possibilité d’une autre utilisation dans le premier niveau, comme support de travail par exemple, et exprime la nécessité de réaliser une étude microscopique des ossements.

En 2006, avec la collaboration de L. Gamberi (Musée d’Orgnac), de M.-H. Moncel (I.P.H.) et du Musée du Louvre, une série d’expériences, inspirées de celles de D. Armand & A. Delagnes (1998), m’ont permis d’effectuer des analyses comparatives de pièces archéologiques et expérimentales à l’aide d’un rugosimètre. Outre l’enregistrement et le calcul des angles et reliefs des entailles ou hachures présentes sur les surfaces osseuses, cet appareil permet également de réaliser de très beaux clichés à fort grossissement (photo 132). Ce chapitre sera consacré au compte-rendu préliminaire de ces démarches concernant les retouchoirs en os.

Les questions instigatrices des expériences que nous avons conduites sont les suivantes :

Comment expliquer le faible rapport entre nombres d’outils retouchés et retouchoirs en os ?

Quelles sont les différentes techniques de taille entraînant l’apparition des stigmates de retouchoirs?

Quels liens entre les gestes et les stigmates apparaissant ?

Les données archéologiques propres à la grotte de Saint-Marcel se résument donc à des pourcentages très faibles d’outils lithiques retouchés, essentiellement des racloirs et des pointes avec des retouches peu envahissantes voire marginales, ainsi qu’à plusieurs centaines de retouchoirs sur diaphyses de cerf comprenant à leurs extrémités une ou plusieurs plages d’impression avec des hachures ou des entailles d’intensités variables, généralement transversales au grand axe de l’os (cf. supra).

Le débitage en esquilles de deux diaphyses de radio-ulnas de bœuf a permis la récupération de huit fragments opérationnels (photo 133). Cette opération a provoqué de nombreuses stries de boucherie et de raclage du périoste antérieures à l’utilisation des surfaces pour la retouche. Sur ces huit fragments, sept ont servi à retoucher des outils lithiques et un a connu un sciage dans le cadre d’une expérimentation annexe pour expliquer la pièce archéologique n° 158, D5 de la couche g de Saint-Marcel. Pour cette dernière, la question était de savoir quelle utilisation avait été faite de cet éclat diaphysaire (billot, retouchoir,….) et quels gestes avaient engendré ces marques (sciage, percussion violente lancée ou sur os dormant,….). Sur un même fragment de diaphyse compacte de radius de bœuf (fragment n° 7), des opérations de sciage, ainsi que de violentes percussions répétées, ont donc été effectuées.

L’inventaire des expérimentations effectuées sur chacun des huit fragments osseux est le suivant (les chiffres arabes correspondent aux fragments osseux et les chiffres romains aux outils lithiques) :

Quelques notes ou remarques préliminaires ont pu être faites suite à ces expérimentations.

En ce qui concerne les premiers résultats offerts par le rugosimètre, la pièce n° 6 a été l’un des objets principaux de notre intérêt (fig. 326). En effet, les stries annexes présentes sur les surfaces osseuses déjà évoquées précédemment, y sont particulièrement bien représentées. Leur étude, dans le cadre d’une percussion longitudinale originale, a donc été rendue favorable. De façon générale, nous avions vu que l’axe de ces stries annexes, tout comme celui des stries présentes au sein des dépressions, suit celui des gestes de la percussion tout en étant perpendiculaire aux entailles. C’est justement ce que nous observons sur cette pièce expérimentale où les entailles sont parallèles au grand axe de l’os et les stries secondaires perpendiculaires. Ces dernières sont coupées par les entailles, témoignant a priori de leur antériorité. Mais il est également possible que dans le cas d’encoches trop profondes, ces fines marques annexes n’aient pas pu imprimer leur dépression. Pour ce type de stigmates, la chronologie des gestes est donc difficile à reconstituer et il faut plutôt imaginer une concomittance des deux sortes de marques (entailles et stries annexes). Nous pensons donc qu’outre le raclage préalable de la surface, les ripages successifs de l’os sur les aspérités du tranchant lors des percussions peuvent engendrer également de fines stries annexes aux encoches, qui leur seront par contre toujours perpendiculaires.

Un autre point intéressant de cette étude au rugosimètre a été l’observation des profils et des angles obtenus par les entailles et les stries avec la surface osseuse. Selon les différents modes de percussion (violents ou faibles, avec angles fermés ou ouverts) les surfaces osseuses accusent différemment les coups. Par exemple, pour la pièce n° 4 sur laquelle les impacts ont été brutaux, des enlèvements de matière osseuse ont été observés. Les angles sont plutôt ouverts, suivant en cela la compression et l’écrasement opérés sur le cortex (fig. 325). Cette conséquence est exacerbée dans le cas des percussions répétées opérées sur la pièce n° 7. La violence et la récurrence des impacts ont dans ce cas tout à fait modifié l’angle initial du tranchant, l’ouvrant largement 12 (fig. 327). Par contre, pour la pièce n° 5 où la retouche modérée d’un tranchant n’a laissé que de faibles stigmates sur la surface osseuse, le profil montre de très nombreuses aspérités peu profondes mais à angles aigus, probablement plus proches de l’angle du tranchant (fig. 328). Certaines marques, invisibles à l’œil nu, apparaissent ainsi grâce à l’étude de la rugosité de la surface.

En ce qui concerne les pièces archéologiques n° 231 et n° 158 de la grotte Saint-Marcel observées et analysées avec le rugosimètre, les images et les sections obtenues correspondent tout à fait à celles des retouchoirs expérimentaux et nous permettent pour la pièce n° 158 d’attester d’opérations de percussions intenses (avec empreintes du tranchant) et non d’opérations de sciages (fig. 330 et 331).

Notes
12.

Attention, les angles relevés sur les surfaces osseuses sont bien entendu faussés par ceux existant entre l’os et l’outil lithique, entraînant d’office une asymétrie au sein de l’entaille. C’est pourquoi, même s’ils s’en approchent, les angles observés sur les profils ne peuvent pas être exactement les mêmes que ceux des tranchants.