DES TERRITOIRES DIFFEREMMENT EXPLOITES

Approche comparative des types d’occupation.

Par-delà ces inégalités, tant dans les séries que dans les cadres environnementaux, en croisant toutes les données, il a été possible de discerner trois grandes tendances dans les modes d’occupation des sites rencontrés (tab. 301). Ces regroupements ont été effectués selon les grandes affinités des uns et des autres mais ne permettent en aucun cas d’enfermer toutes les accumulations d’un même gisement dans un seul type de comportement. Une fois de plus, il s’agit avant tout ici de reconnaître des caractères généraux communs aux multiples passages des hommes. Cette approche comparative nous permet d’élargir notre champ géographique aux autres sites du Sud-Est de la France, déjà évoqués à propos du contexte environnemental.

Rentrent dans cette catégorie la BAUME DES PEYRARDS (ensemble supérieur), la grotte de SAINT-MARCEL et l’abri du MARAS.

A la Baume des Peyrards, les Néanderthaliens sont venus plus fréquemment à la saison froide pour l’abattage des bouquetins et de la plupart des proies secondaires, et au printemps pour la capture des chevaux au sein des troupeaux mixtes constitués lors du rut.

A Saint-Marcel, dans l’ensemble 7, la belle saison a été consacrée à la chasse des biches matures au sein des hardes de femelles et de jeunes, tandis que dans ce même ensemble ainsi que dans celui inférieur et la couche u, pendant la saison froide se sont déroulées des traques aux adultes non seulement pour les cerfs, mais aussi pour les chevreuils et les chevaux. Les daims de la couche u ont subi des chasses annuelles plus fréquentes au printemps et à l’automne au cours desquelles les individus âgés ont été plus fréquemment abattus.

Dans les couches sus-jacentes à la couche u, les Néanderthaliens, venus régulièrement à Saint-Marcel, ont choisi préférentiellement le cerf dans un environnement offrant pourtant une grande variété d’espèces. Des faunes steppiques, comme les rennes et les chevaux présents dans les gorges à quelques kilomètres dans les sites du Figuier, du Maras et de la Baume d’Oullins (Combier, 1967 ; Moncel, 1996b,c, 2001) et plus au nord le long de la vallée du Rhône à l’abri Moula (Defleur et al., 2001), en passant par les grands Bovinés tels que bisons et aurochs se développant dans la vallée du Rhône et sur les plateaux ardéchois, aux faunes des milieux forestiers et escarpés renfermant cervidés et petits bovidés, les hommes, tout à fait capables d’adapter leurs stratégies de capture à tous ces biotopes, sélectionnaient pourtant une espèce, qui devait les combler suffisamment lors de leurs venues, le cerf. Le chevreuil est resté partout l’espèce secondaire, et le cortège anecdotique des autres ongulés a peu changé, excepté peut-être par la présence du daim dans les couches g et h.

Ainsi, il est très intéressant d’observer à Saint-Marcel des comportements culturels et techniques identiques dans différents niveaux, faisant de l’ensemble supérieur, de l’ensemble 7 et de l’ensemble inférieur un tout cohérent. Il est même tentant de penser qu’un même groupe de chasseurs, particularisé par des traditions et des habitudes similaires, avait inscrit l’abri de Saint-Marcel comme un lieu de passage obligé le long de leurs parcours de nomades.

Enfin, les indices de saisonnalité livrés par les restes dentaires de rennes de l’ensemble supérieur de l’abri du Maras mettent en évidence des occupations contemporaines des grandes migrations automnales de ces Cervidés. Des venues prévues de façon à coïncider à ce grand rendez-vous annuel peuvent alors être envisagées.

Quelques nuances doivent toutefois être précisées à propos de ces trois sites. En ce qui concerne tout d’abord la Baume des Peyrards, les passages plus fréquents des Carnivores dans l’ensemble supérieur a (Würm I), ainsi qu’une récupération moins systématique des os à moelle et une distribution squelettique qui se distingue par la valorisation des parties spongieuses (épiphyses et troncs) en regard de ce que l’on peut observer pour les ensembles sus-jacents (l’ensemble b a pu même autoriser l’hypothèse de la récupération de la graisse osseuse des squelettes de bouquetin), dénotent des fonctionnements sans doute légèrement différents, à savoir peut-être des occupations plus courtes et plus espacées que dans les niveaux du Würm II. Ces données confirmeraient l’hypothèse de H. de Lumley (1969) selon laquelle avant le Würm II la Baume des Peyrards n’aurait jamais servi d’habitat permanent, mais qu’elle était alors plutôt utilisée comme halte de chasse ou refuge temporaire par les Néanderthaliens.

Au sein de la séquence de Saint-Marcel, la couche u s’individualise non seulement par la part occupée par le daim dans ce niveau, mais également par la moindre exploitation bouchère de ses parties charnues et la présence plus conséquente, là aussi, des parties spongieuses (épiphyses et squelette axial) : transport plus habituel des troncs ou moindre traitement différentiel anthropique de ces parties riches en graisse osseuse (possibilité envisagée pour les squelettes de cerf) ?

Pour ce qui est du Maras, les différences de proportions observées pour les espèces principales (cerfs ou rennes) au sein des spectres fauniques des trois ensembles osseux, sans pouvoir être ici d’office attribuées à des variations de comportements, peuvent être dues plutôt aux différences qualitatives des séries.

Quant aux autres sites de la région, malgré le manque de nombreuses données archéozoologiques les concernant, les vastes habitats de la grotte Néron et de l’abri Moula rassembleraientcertains critères qui permettent de les associer a priori à ces grands campements saisonniers de chasse. La chasse spécialisée aux troupeaux de rennes et de chevaux dans la vallée du Rhône, ou aux hardes de cerfs (niveaux interglaciaires de l’abri Moula) sur les plateaux, ainsi que les manifestations d’une exploitation humaine majeure des carcasses d’herbivores, associées à des structures de combustion et à de puissantes accumulations osseuses, tendraient en effet à faire de ces deux accumulations le résultat de séjours de longue durée axés sur des activités de chasse saisonnière.

  • Les haltes de chasse régulières
  • Topographies diverses : habitats étroits, assez vastes ou vastes, d’accès facile ou escarpé,
  • Accumulations importantes majoritairement humaines mais à indices d’occupation occasionnelle par les Carnivores (restes de prédateurs concurrents (% NRDt) et traces de dents sur l’assemblage inférieurs à 5 %),
  • Spectres à faune variée,
  • Stratégies de chasse différentes selon les proies : les profils de mortalité nous indiquent des abattages sélectifs ou aléatoires au sein des hardes pour les herbivores principaux et des traques des plus faibles ou du charognage (juvéniles et vieux dominants) pour la plupart des herbivores secondaires,
  • Apports des meilleurs morceaux des herbivores principaux et des morceaux maigres de certaines espèces secondaires (charognage ?),
  • Exploitation humaine intensive des espèces principales et plus discrète des proies secondaires (gibiers d’appoint ; part des Carnivores ?),
  • Rares structures de combustion et utilisation moins prononcée des os comme combustible,
  • Présence de quelques retouchoirs.

La majeure partie des sites moustériens appartient à ce type d’occupation. C’est le cas de la grotte de Payre durant l’ensemble F, de la BAUME FLANDIN et probablement de la grotte du FIGUIER, de la BAUME D’OULLENS et du RANC POINTU n° 2, l’extrême pauvreté du matériel de ces trois dernier sites ne permettant pas de valider leur attribution.

L’ensemble F de Payre est particularisé par des haltes automnales récurrentes de chasses aléatoires, probablement à l’affût, visant des hardes de biches et de faons. Cette période, ainsi que le printemps, a été également consacrée à l’abattage d’autres espèces comme les Bovinés, les chevaux, les tahrs, les daims et les chevreuils. Quelques quartiers charognés d’éléphants et de rhinocéros, dont certains des derniers ont pu aussi avoir été abattus à la faveur de pièges naturels (marécages de la vallée du Rhône), ont également été rapportés par les hommes durant ces haltes.

A la Baume Flandin, c’est à nouveau à la faveur de la saison froide que les cerfs, individus affaiblis ou dans la force de l’âge, ont été traqués par les hommes. Sur les autres espèces de ce gisement l’action des hyènes est mieux documentée que celle des hommes. Leur saison de mort est d’ailleurs en décalage avec celle des cerfs, puisque les indices donnent des captures au printemps. Cette rupture pourrait révéler des alternances saisonnières entre une utilisation de la Baume en repaire ou en habitat.

En ce qui concerne les autres gisements de la région, les sites du Bau de l’Aubesier et d’Orgnac 3, particularisés par la puissance de leurs accumulations, avec leurs haltes régulières de chasses aux troupeaux d’aurochs et de chevaux sur les plateaux vauclusiens et ardéchois et de traques des hardes de cerfs, tahrs et bouquetins et autres moyens et petits herbivores, ceux de la grotte Saint-Anne 1, de Baume-Vallée, de la grotte Mandrin, de l’abri de la Combette et de la grotte de l’Adaouste, haltes moins fréquentes, sans doute unique bivouac pour le dernier, réunissent tous ces critères faisant d’eux des lieux propices à d’assez courts séjours de chasses orientées vers l’exploitation de biotopes variés. Une particularité doit cependant être accordée au gisement de la Baume Flandin qui, outre ses passages anthropiques signés par une exploitation nettement marquée des restes de cerf, a servi fréquemment de repaire d’hyènes. Dans ce site les restes et les traces de Carnivores dépassent ainsi largement les 5 % généralement signalés dans les autres séries.

  • Les haltes ponctuelles
  • Habitats généralement étroits et escarpés,
  • Accumulations assez importantes principalement dues à des Carnivores (loups majoritaires) ou à des morts naturelles mais à indices d’occupations humaines (proportions des restes de prédateurs concurrents (% NRDt) et des traces de dents sur l’assemblage dépassant les 5 % pour atteindre parfois 10 % voire plus ; proportions des stries inférieures à 5 % ; présence d’artefacts lithiques),
  • Spectres à petits Bovidés dominants (bouquetins),
  • L’analyse des courbes de mortalité met en évidence des morts parmi toutes les classes d’âge pour les bouquetins et des captures des individus les plus affaiblis ou du charognage (juvéniles et vieux dominants) pour les espèces secondaires,
  • Apports des carcasses entières pour les bouquetins, dont certains os ont été retrouvés en connexion anatomique et de morceaux souvent maigres pour les espèces secondaires,
  • Exploitation bouchère très rare, voire totalement absente des os de l’espèce principale et légèrement plus prononcée de ceux des espèces secondaires (part des hommes ?),
  • Structures de combustion et os brûlés exceptionnels ou absents,
  • Retouchoirs exceptionnels ou absents.

Dans ce dernier groupe viennent se placer les sites de la grotte des Barasses II (BALAZUC), de l’abri des PECHEURS et pour les autres sites, de la grotte de l’Hortus (fossé) et probablement de la grotte des Cèdres, avec toutefois dans ce site la dominance d’un autre petit Bovidé, le tahr, en lieu et place du bouquetin. Ces quatre gisements ont donc notamment en commun des habitats escarpés, d’accès difficile et de dimensions généralement modestes ; une forte accumulation d’ossements de petits Bovidés (tahrs ou bouquetins), souvent retrouvés en connexion anatomique, résultant soit de captures par les loups, soit d’accumulations naturelles (pièges ou morts naturelles lors de refuges temporaires) et une densité assez faible en artefacts lithiques associée à des assemblages osseux très peu marqués par les passages anthropiques et en revanche beaucoup plus affectés par l’action des Carnivores. C’est l’association de tous ces critères qui permet de penser à des séjours de très courtes durées, répétés ou non, au cours desquels les hommes ont souvent négligé les carcasses des petits Bovidés, pourtant dominants, rapportant dans les habitats d’autres espèces abattues ou charognées dans l’environnement proche. Précisons qu’outre ces courtes haltes, la grotte de l’Hortus a connu un autre mode d’occupation. Durant la phase V de l’Hortus (Würm II), le porche oriental a été utilisé en campement temporaire, ce qui est attesté par une augmentation de la part des outils taillés, par des saisonnalités marquées, par un accroissement du nombre de proies secondaires ainsi que par la présence de restes humains et de foyers (Lumley et al., 1972 ; Boulbes, 2003).

De cette analyse comparative de plusieurs sites du Paléolithique moyen du Sud-Est de la France, en résulte une réelle diversité dans les modes de subsistance des Néanderthaliens.

Ces trois types d’occupation des sites et de gestion des milieux : les grands campements temporaires, les haltes de chasse régulières et les haltes ponctuelles, correspondent, selon moi, plus à des fonctions propres aux diverses étapes pouvant ponctuer des parcours réguliers de chasseurs nomades, qu’à des traditions culturelles différentes, ou qu’à des comportements qui seraient exclusivement induits par la variété topographique et environnementale offerte par les différents sites.

Il s’agirait alors de courtes pauses entre deux campements de longue durée ou de haltes de chasse s’appropriant des lieux propices à la multiplicité des biotopes ou coïncidant aux grands regroupements des herbivores comme les périodes de rut ou de migration par exemple.

Quoiqu’il en soit, toutes ces sortes d’habitats renforcent la représentation de chasseurs néanderthaliens connaissant et exploitant parfaitement leur territoire.