2. Un cas particulier d’ambiguïté syntaxique : l’attachement des propositions relatives

L’attachement d’une proposition relative est généralement évident (il n’y a qu’un seule site d’attachement), mais il peut être ambigu lorsque plusieurs entités peuvent en être l’antécédent. On parle alors d’ambiguïté d’attachement de la proposition relative.

Par exemple, la phrase (11) contient une structure de la forme « N1 de N2 ». La proposition relative (que tuvo el accidente) peut être attachée soit au premier nom (abrégé désormais N1), hija, soit au deuxième nom (N2), coronel.

(11)El periodista entrevisto a la hija del coronel que tuvo el accidente.(Le journaliste interroge la fille du colonel qui a eu un accident, tiré de Cuetos & Mitchell, 1988)

Mises en regard des théories sur le traitement des ambiguïtés syntaxiques, les propositions relatives dont l’attachement est ambigu peuvent être considérées comme un bon test. La théorie du garden path, par exemple, résiste assez mal et c’est une théorie plus récente comme la construal theory qui explique mieux les préférences d’attachement qu’on observe avec ce type de structure (11).

Avec cette structure, il est tout particulièrement intéressant d’observer la variation des préférences d’attachement en fonction de divers facteurs. Délibérément, je procéderai d’abord à une revue des expérimentations sur le traitement de ces ambiguïtés d’attachement, en m’intéressant aux différences translinguistiques, puis en présentant les aspects méthologiques qui, variant d’une expérience à l’autre, pourraient contribuer aux variations entre ces expériences.

Ensuite seulement seront introduites les explications de la théorie du garden path et des modèles interactifs, puis d’autres modèles explicatifs plus récents, formulés dans le but d’expliquer les mécanismes sous-jacents au traitement de telles ambiguïtés.

Selon la théorie du garden path, la proposition relative devrait être attachée de façon préférentielle au second nom, colonel, en vertu de la stratégie du late closure. En effet, si on représente la phrase (11) sous forme arborée, on constate qu’il y a autant de nœuds pour les deux interprétations (Figure 3a-b).

Figure 3 : Représentations arborées d’une phrase où l’attachement de la proposition relative est ambigu

a. Attachement de la proposition relative au premier nom

b. Attachement de la proposition relative au second nom

La stratégie de minimal attachment ne peut s’appliquer et c’est par conséquent la stratégie de late closure qui s’applique. L’attachement se fait préférentiellement au nœud en cours de traitement, c’est-à-dire N2 (Figure 3b). La stratégie de late closure prédit ainsi un attachement préférentiel vers N2 (Frazier, 1987 ; Frazier & Fodor, 1978 ; Frazier & Rayner, 1982).

Des expériences en compréhension ont confirmé, pour la langue anglaise, qu’avec une phrase de la forme de (11), les lecteurs préfèrent attacher la proposition relative à N2, que ce soit avec un questionnaire (Cuetos & Mitchell, 1988 ; Mitchell, Cuetos, & Zagar, 1990), avec une mesure des temps de lecture, ou avec la méthode de l’eye tracking (Carreiras & Clifton, 1999). Cependant, d’autres expériences ont montré en anglais et pour des phrases comparables une absence de différence, avec des mesures en eye tracking (Carreiras & Clifton, 1993 ; Traxler, Pickering, & Clifton, 1998).

Tant que l’attachement de la proposition relative reste ambigu, les temps de lecture ou les fixations oculaires mesurés ne permettent pas d’évaluer quel attachement est réalisé, vers N1 ou vers N2. Par contre, à partir du moment où l’ambiguïté est levée, que ce soit avec un indice sémantique ou grammatical comme dans (12a-b), on peut parfois observer un effet de ré-analyse. En effet, si les participants réalisent un attachement initial vers N1 et que la désambiguïsation indique un attachement vers N2, les participants doivent alors réviser leur interprétation initiale, nécessitant un traitement plus important que si la désambiguïsation concorde avec l’analyse initiale.

La réplication de telles expériences dans d’autres langues que l’anglais a montré que le lecteur attache préférentiellement la proposition relative à N1 en espagnol (Cuetos & Mitchell, 1988), ce qui n’est pas prédit par la stratégie du late closure. Une préférence comparable est aussi observée dans de nombreuses langues (pour une revue, voir Colonna & Pynte, 2002) comme l’espagnol (Carreiras & Clifton, 1993, 1999 ; Carreiras, Salillas, & Barber, 2004 ; Cuetos & Mitchell, 1988 ; Dussias & Sagarra, 2007 ; Gibson, Pearlmutter, & Torrens, 1999 ; Igoa, Carreiras, & Meseguer, 1998 ; Mitchell et al., 1990), le néerlandais (Brysbaert & Mitchell, 1996 ; Desmet, De Baecke, & Brysbaert, 2002), le français (Colonna, 2001 ; Pynte & Colonna, 2000 ; Zagar et al., 1997) ou l’allemand (Hemforth et al., 2000). En ce qui concerne l’italien, les préférences d’attachement observées dépendent de la mesure expérimentale, questions de compréhension (N1) ou mesures de temps de lecture (N2, voir De Vincenzi & Job, 1993, 1995).

L’observation des préférences d’attachement dans ces langues met à mal la théorie du garden path : l’attachement, dans la majorité des langues, ne suit pas le principe de late closure qui devrait s’appliquer (Frazier, 1987 ; Frazier & Clifton, 1996, 1997). Cette théorie ne parvient pas à expliquer les différences translinguistiques, et d’autres théories ont proposé des explications à cette variabilité. Avant de les présenter, je vais d’abord présenter une série de facteurs qui influencent les préférences d’attachement. En effet, d’une expérience à l’autre, d’une langue à l’autre, certains aspects du matériel testé expérimentalement changent et conduisent à des interprétations différentes. On a longtemps considéré que les différences étaient translinguistiques, mais elles peuvent tout aussi bien être liées aux différences dans le matériel utilisé.

Je vais donc revenir sur des expériences conduites sur le traitement des ambiguïtés d’attachement en insistant sur les différentes sources de variation. Les propriétés des antécédents, comme leur fréquence, leur animation, la présence d’un adjectif ou la relation sémantico-pragmatique entre les antécédents ont une influence sur les préférences d’attachement, tout comme les caractéristiques de la proposition relative (longueur, prosodie) ou la méthodologie expérimentale.

Parmi les théories, je présenterai d’abord celles qui s’attachent à expliquer l’effet de certains facteurs sur les préférences d’attachement (la proposition de De Vincenzi et al., la modifiabilité, une partie de la construal hypothesis), puis celles qui expliquent ce qu’on considère souvent comme étant une différence translinguistique. Il s’agit du modèle de satisfaction de contraintes, de la construal hypothesis, de la tuning hypothesis et de la recency theory.