2. 1. 4. Les effets de la méthodologie expérimentale

Même dans une tâche de lecture silencieuse, la prosodie de la phrase est néanmoins présente et peut influencer le traitement et, par conséquent, l’attachement des propositions relatives (J. D. Fodor, 1998). La prosodie peut indirectement être modifiée selon la segmentation des phrases lors d’expériences utilisant la technique d’auto-présentation segmentée (voir Chapitre 3 de la partie expérimentale pour une description plus détaillée). Comme les constituants de la phrase peuvent apparaître seuls ou groupés, lire la structure « N1 de N2 » en un segment (/ N1 de N2 /) ou en deux (/ N1 / de N2 /) peut affecter les préférences d’attachement, tout du moins pendant le traitement de la phrase.

Toutes les expériences utilisant le paradigme d’auto-présentation segmentée et présentant « /N1 de N2/ » en un seul segment obtiennent une préférence pour N1 en espagnol (Carreiras & Clifton, 1993 ; Cuetos & Mitchell, 1988) ou une absence de préférence en anglais (Carreiras & Clifton, 1993). Celles qui présentent « /N1/ de N2/ » en deux segments successifs obtiennent une préférence pour N2 en français (Baccino et al., 2000) ou en italien (De Vincenzi & Job, 1993, 1995).

Gilboy et Sopena (1996) ont ainsi étudié l’effet de la segmentation en réalisant une expérience en espagnol avec la technique d’auto-présentation segmentée. Les phrases contiennent des propositions relatives précédées d’une structure « N1 de N2 ». La segmentation est manipulée de façon à ce que N1 et N2 soient présentés soit dans le même segment (23a), soit dans deux segments successifs (23b). L’attachement de la proposition relative vers N1 ou N2 est signalé par l’information sémantique et par un marquage en genre.

(23)a. La policía arrestó a la hermana del criado / que dió a luz recientemente dos gemelos. (La police a arrêté la sœur du bricoleur / qui a récemment mis au monde des jumeaux)

b. La policía arrestó / a la hermana / del criado / que dió a luz recientemente dos gemelos. (traduction identique, segmentation différente)

Les analyses statistiques révèlent une interaction significative, montrant une préférence pour N1 uniquement lorsque N1 et N2 sont présentés dans le même segment (23a). Une présentation plus segmentée comme (23b) ne révèle aucune préférence initiale d’attachement.

Néanmoins, il est difficile de conclure que c’est la segmentation qui entraîne cette différence de préférence, notamment à cause de l’expérience en espagnol de Gibson et al. (1999) qui contredit celle de Gilboy et Sopena (1996). Dans cette expérience, « N1 de N2 » est présenté en deux segments, mais les résultats montrent cette fois une préférence pour attacher la proposition relative à N1. Qui plus est, une expérience réalisée en potentiels évoqués, où les mots sont présentés les uns à la suite des autres, confirme la préférence pour N1 en espagnol (Carreiras et al., 2004).

La technique de l’eye tracking permet de présenter les phrases expérimentales en entier, ce qui neutralise l’influence potentielle de la segmentation sur les préférences d’attachement, en raison notamment des ruptures prosodiques que cette segmention peut induire (Rayner, Sereno, Morris, Schmauder, & Clifton, 1989).

Les expériences utilisant l’eye tracking montrent de façon générale une préférence pour N1 en espagnol (Carreiras & Clifton, 1999), néerlandais (Desmet, De Baecke et al., 2002) ou français (Pynte & Colonna, 2000 ; Zagar et al., 1997). La seule exception demeure pour l’anglais (Carreiras & Clifton, 1999).

En ce qui concerne le traitement de la phrase, surtout lorsqu’on s’intéresse aux traitements précoces, la technique de l’eye tracking est parfois considérée comme la plus adaptée. En effet, certains estiment que cette technique est plus sensible aux traitements initiaux (Rayner, 1978, 1998 ; Rayner et al., 1983). Cette méthode est aussi très sensible aux interruptions en cours de traitement qui sont le plus souvent causées par une difficulté supplémentaire à traiter l’information ou bien par une ré-analyse (pour une introduction, voir Rayner & Sereno, 1994).

Pour chaque région, composée d’un ou plusieurs mots, plusieurs types de mesures sont possibles. Il y a tout d’abord les premières fixations, qui correspondent au temps pendant lequel le participant reste sur un mot, qu’il atteint une première fois. Il y a aussi les régressions, c’est-à-dire le pourcentage de saccades réalisées sur les parties antérieures de la phrase. Enfin, il y a le temps de lecture total, qui représente la somme de toutes les fixations.

Ainsi, certains auteurs (F. Ferreira & Henderson, 1993 ; Rayner et al., 1983) considèrent qu’avec l’eye tracking on peut mesurer les traitements initiaux (premières fixations), l’effet de ré-analyse (régressions) et la difficulté globale de traitement (temps de lecture total).

Parmi les méthodologies présentées jusqu’à présent, deux types de mesures sont utilisés : les mesures on-line et off-line. Les premières sont acquises lors du traitement de l’information. Il peut s’agir de temps de lecture (auto-présentation segmentée), de fixations oculaires (eye tracking) ou de potentiels évoqués (EEG). Les mesures off-line interrogent les processus post-interprétatifs. Les erreurs aux questions de compréhension, ainsi que les réponses fournies lors de questionnaires sont deux types de mesure off-line qui sont fréquemment utilisées.

Aussi, les résultats observés peuvent différer selon le type de mesure réalisé. Par exemple, De Vincenzi et Job (1993, 1995) obtiennent en italien une préférence initiale (pendant la lecture) pour attacher la proposition relative à N2, mais la préférence finale est un attachement vers N1.