3. L’attachement des relatives comme résolution anaphorique (Hemforth et al., 2000)

L’hypothèse qui va être maintenant présentée n’a pas pour but d’expliquer ce qui diffère d’une langue à l’autre, mais plutôt d’expliquer ce qui singularise les ambiguïtés d’attachement des propositions relatives par rapport aux autres ambiguïtés syntaxiques (Hemforth et al., 2000). Pour ces dernières on retrouve des préférences similaires dans toutes les langues testées, alors qu’il y a de nombreuses variations pour l’attachement des relatives ambiguës. La spécificité de cette dernière réside dans le traitement anaphorique qui a lieu lors de l’intégration et l’attachement du relativiseur.

La construal hypothesis, on l’a vu dans ce Chapitre 1 en , suggère que des stratégies syntaxiques sont à l’œuvre lors du traitement d’ambiguïtés syntaxiques, mais que d’autres (p. ex. pragmatique) peuvent aussi intervenir. C’est aussi ce que postulent Hemforth et al. (2000) : si la stratégie de late closure prédit de façon correcte les préférences d’attachement dans de nombreuses structures, mais pas dans le cas d’ambiguïtés d’attachement de propositions relatives, c’est que, contrairement aux premières, ce n’est pas qu’un traitement syntaxique qui est réalisé. Il y a en plus un traitement anaphorique. Ainsi, attacher une proposition relative à son antécédent relève de deux types de processus :

  • un attachement syntaxique au marqueur phrastique en cours de construction ;
  • la résolution du relativiseur qui est lié anaphoriquement à une entité du discours.

Dans l’interprétation de propositions relatives ambiguës, la mise en place d’un traitement anaphorique, absent dans l’attachement d’un groupe prépositionnel, contribue aux différences qu’on a pu mesurer avec ces deux types de structures. Les auteurs ont testé cette hypothèse au moyen d’une série de questionnaires dans lesquels les participants doivent estimer l’attachement de différentes structures syntaxiques.

Pour le premier questionnaire, les items expérimentaux contiennent soit une proposition relative (29a), soit un groupe prépositionnel (29b). Le génitif est marqué grammaticalement avec le cas : dans (29a-b), der est l’article féminin génitif.

(29)a. Die Tochter der Lehrerin, die aus Deutschland kam, traf John. (La fille de l’enseignante, qui est originaire d’Allemagne, a rencontré John, tiré de Hemforth et al., 2000)

b. Die Tochter der Lehrerin aus Deutschland traf John. (La fille de l’enseignante originaire d’Allemagne a rencontré John, idem)

Si l’attachement est ambigu dans les deux constructions, les participants montrent une préférence pour considérer N1 comme l’antécédent dans (29a), mais la préférence est pour N2 avec (29b). Les préférences d’attachement sont par conséquent différentes et relèvent a priori de mécanismes interprétatifs différents. Pour les propositions relatives, on retrouve la préférence pour attacher ces dernières à N1 (Hemforth et al., 2000).

Les deuxième (estimation de l’attachement) et troisième (jugement d’acceptabilité) questionnaires testent la même hypothèse, mais N2 est ici un nom propre. L’utilisation de la préposition von (de) est alors obligatoire (die Tochter von Mary, la fille de Mary). De plus, N2 étant un nom propre ne peut accepter un modifieur. Cela renforce l’attachement vers N1 dans le cas d’une proposition relative comme dans (29a). Ces résultats sont similaires à ceux obtenus en français (Frenck-Mestre & Pynte, 2000a) ou en italien (Frenck-Mestre & Pynte, 2000b). Dans le cas d’un groupe prépositionnel (29b), on ne retrouve plus la préférence pour N2 obtenue dans le premier questionnaire.

Les auteurs réalisent un quatrième questionnaire où sont présentées de façon auditive les phrases du premier questionnaire, afin de neutraliser l’influence éventuelle de la ponctuation, obligatoire avec les propositions relatives en allemand, et qui entraîne une rupture prosodique (Schafer et al., 1996). Cette dernière est neutralisée expérimentalement et les résultats obtenus sont comparables avec les précédents : les préférences d’attachement diffèrent pour les propositions relatives et les groupes prépositionnels. Ainsi, la différence observée dans les préférences d’attachement n’est causée ni par la ponctuation ni par la prosodie différente.

Afin de s’assurer que, dans le cas des propositions relatives, la différence d’attachement est bien due à la mise en place d’un traitement anaphorique, les auteurs réalisent un cinquième questionnaire où ils comparent des phrases avec une proposition relative (30a), un groupe prépositionnel (30b), ou une proposition adverbiale qui est soit adjacente au groupe nominal der Student des Professors (30c) soit distante (30d). Si c’est la présence d’un traitement anaphorique qui conduit à une préférence pour N1 avec les propositions relatives, on devrait alors observer une préférence similaire pour les phrases où un traitement anaphorique est réalisé. C’est le cas dans les phrases contenant une proposition relative (30a), mais aussi dans celles contenant une proposition adverbiale, (30c) et (30d), où un lien anaphorique entre l’antécédent (Student ou Professors) et le pronom er doit être réalisé. Aucun traitement anaphorique n’est réalisé dans (30b) et les préférences d’attachement devraient différer de celles qui sont réalisées dans les autres conditions.

(30)a. Der Student des Professors, der in dem neuen Labor war, las die Ergebnisse. (L’étudiant du professeur, qui était dans le nouveau labo, a lu les résultats)

b. Der Student des Professors in dem neuen Labor las die Ergebnisse. (L’étudiant du professeur dans le nouveau labo a lu les résultats)

c. Die Ergebnisse las der Student des Professors, als er in dem neuen Labor war. (L’étudiant du professeur a lu les résultats quand il était dans le nouveau labo ; l’ordre des mots est non canonique)

d. Der Student des Professors las die Ergebnisse, als er in dem neuen Labor war. (traduction identique à (30c), mais l’ordre des mots ici est canonique)

La distance entre la proposition adverbiale et les antécédents possibles varie entre (30c) et (30d) avec une manipulation de l’ordre canonique. En allemand, le verbe d’une proposition principale (las) se trouve en deuxième position. Mis à part cette contrainte, l’ordre des autres constituants est libre, même si la succession sujet-verbe-objet est préférée. Dans (30d), l’ordre des constituants est canonique, avec der Student des Professors comme sujet, le verbe las et l’objet die Ergebnisse. Il ne l’est plus dans (30c), car l’objet est en tête de phrase, suivi du verbe et du sujet. Dans ce cas-là, la distance entre les sites d’attachement potentiels, Student et Professors, est minimale, alors qu’elle est plus importante dans (30d). La manipulation de l’ordre canonique permet ainsi d’évaluer l’effet de la distance entre l’antécédent et le marqueur anaphorique.

Les résultats confirment l’effet du traitement anaphorique sur les préférences d’attachement, car on observe une préférence pour N1 dans les phrases avec des propositions relatives et des propositions adverbiales, mais pas pour celles contenant des groupes prépositionnels.

Considérant qu’un traitement anaphorique a lieu lors de l’attachement de propositions relatives, les auteurs proposent que la proéminence des différentes entités du discours influence les préférences d’attachement. Les entités les plus proéminentes sont plus activées et par conséquent plus accessibles. Dès que plusieurs entités sont présentes, une interférence réciproque prend place et l’activation des entités diminue. Dans le cas des ambiguïtés d’attachement où deux sites sont possibles, cette interférence n’est pas très importante et l’activation de la première entité, N1, est suffisante pour que l’attachement y soit réalisé préférentiellement. Si trois sites d’attachement sont possibles (Gibson, Pearlmutter et al., 1996 ; Hemforth et al., 2000), l’activation des premières entités diminue et l’attachement ne se fait plus sur la base de l’activation des entités. Le processus syntaxique (late closure) prend donc le pas et c’est une préférence pour N3 qui est observée (voir la recency theory).

Notons cependant que ces résultats diffèrent de ceux obtenus par Traxler et al. (1998). En effet, dans une expérience en eye tracking où ils présentent des phrases similaires à (29a), en anglais, on a vu que les participants préfèrent attacher la proposition relative à N2. Quant à l’attachement du groupe prépositionnel, la préférence pour N2 est répliquée en anglais.

L’ensemble des questionnaires présentés par Hemforth et al. (2000) confirme que l’attachement de propositions relatives ambigües diffère des autres types d’ambiguïtés d’attachement. Cette différence est liée à la présence d’un traitement anaphorique. Un relativiseur se comporte comme n’importe quel autre marqueur anaphorique et les mécanismes qui régissent l’attachement du relativiseur à son antécédent sont similaires à ceux mis en jeu lors du traitement des autres expressions anaphoriques.

Afin de mieux comprendre ce que cette proposition implique, il est nécessaire de passer en revue les travaux réalisés sur le traitement anaphorique. On verra que si les anaphores qui sont privilégiées dans ces études sont les GN et surtout les pronoms, il est intéressant d’élargir le champ de ces études au relativiseur, expression anaphorique rarement évoquée.

Il ressort de la littérature sur les anaphores que ces dernières sont hiérarchisées selon la proéminence dans le discours de l’entité à laquelle les anaphores font référence. Cette hiérarchie est signalée au niveau des expressions anaphoriques par leur forme, comme par exemple le caractère défini ou non.

Ensuite, je montrerai que les relativiseurs peuvent être placés sur la hiérarchie des expressions anaphoriques et que, par conséquent, ils signalent eux aussi le degré de proéminence de l’entité à laquelle ils font référence. Je propose aussi que la forme du relativiseur guide ainsi l’attachement, ce que je testerai plus tard dans la partie expérimentale.