Chapitre 2 Le traitement des anaphores

Dans le discours, la référence13 successive à une entité est réalisée selon des critères qui permettent de maintenir la cohérence ; celle-ci dépend à la fois de facteurs syntaxiques et sémantiques. La cohérence peut être maintenue grâce à la répétition et à la reprise des informations antérieures : c’est l’anaphore (Garrod & Sanford, 1990 ; Riegel et al., 2004 ; van den Broek, 1994). Dès l’apparition d’une expression référentielle comme un groupe nominal ou un pronom, des mécanismes cognitifs sont activés afin d’établir la cohérence entre les différentes expressions référentielles du discours ou afin de les intégrer dans un modèle du discours (Sanford & Garrod, 1989 ; Tyler & Marslen-Wilson, 1982).

On a vu qu’un relativiseur se comporte comme un marqueur anaphorique (Hemforth et al., 2000). Cette proposition, tout particulièrement intéressante pour expliquer les préférences d’attachement des relatives, n’a cependant jamais été abordée par la littérature sur le traitement des anaphores. Pourtant, aborder le traitement des anaphores à travers celui des propositions relatives et considérer en plus le traitement des propositions relatives en prenant en compte la dimension anaphorique du relativiseur permettrait de mieux expliquer certains points critiques de ces théories.

Comme les théories concernant le traitement des anaphores n’ont cependant pas intégré les propositions relatives dans leur objet d’étude, je reviendrai de temps à autre sur les implications de ces théories dans le traitement des propositions relatives, notamment lorsque leur attachement est ambigu.

L’étude du traitement des anaphores peut se faire de différentes façons. En intelligence artificielle, le but est d’établir des heuristiques afin de lier les différentes mentions d’un même référent (Winograd, 1972, cité par Sidner, 1981). De nombreux chercheurs en psycholinguistique se sont intéressés au traitement des anaphores (Singer, 1994, pour une revue Poesio, Stevenson, Di Eugenio, & Hitzeman, 2004, mais aussi Ferstl & von Cramon, 2001 pour une étude en IRMf), notamment à l’effet des contraintes syntaxiques et sémantiques (Garnham & Oakhill, 1985 ; Garrod, Freudenthal, & Boyle, 1994 ; Gordon & Chan, 1995 ; Nicol & Swinney, 1989 ; Sturt, 2003), à l’élaboration d’inférences (van den Broek, 1994)14 afin d’établir la cohérence et créer des liens entre les éléments du discours (Klin, Guzmán, Weingartner, & Ralano, 2006 ; Levine, Guzmán, & Klin, 2000 ; Schmalhofer, McDaniel, & Keefe, 2002 ; Virtue, Haberman, Clancy, Parrish, & Beeman, 2006) ou bien aux relations entre les différentes expressions référentielles du discours (Ariel, 2001 ; Gordon, Grosz, & Gilliom, 1993 ; Grosz, Joshi, & Weinstein, 1983 ; Gundel et al., 1993). C’est ce dernier aspect qui sera considéré ici.

On a vu dans l’étude de Hemforth et al. (2000) qu’un relativiseur est une anaphore, puisqu’il renvoie à un référent déjà présent dans le discours. Dans (31), le relativiseur que et le GN le reporter sont coréférents, dans le sens où ils font référence à la même entité, reporter. La relativisation est un type particulier de coréférence.

(31)Le reporter que le sénateur attaque admet l’erreur.

Dans ce chapitre, seules les anaphores coréférentielles seront présentées, au détriment des anaphores indirectes (Cornish, Garnham, Cowles, Fossard, & André, 2005) qui reposent plus sur le contexte que sur les références aux différentes entités du discours. Il existe plusieurs types d’anaphores coréférentielles (Garnham, Oakhill, & Cain, 1997 ; Levinson, 1987a ; Strube & Hahn, 1999) : pronominales, nominales, adverbiales, verbales et adjectivales. Les anaphores pronominales sont les plus répandues. En effet, l’emploi d’un pronom permet d’éviter la répétition du groupe nominal auquel il est fait référence (32).

(32)Paul est sorti. Il avait trop chaud. (tiré de Kleiber, 1994)

Les anaphores pronominales ont fait l’objet d’une littérature importante utilisant des supports variés : exemples construits (Sidner, 1979), analyses de corpus (Hobbs, 1978), productions élicitées (Stevenson, 2002), expériences en lecture (Ehrlich, 1980, 1981) ou même avec le paradigme de visual world(exploration visuelle, J. E. Arnold, Eisenband, Brown-Schmidt, & Trueswell, 2000 ; Karabanov, König, & Bosch, 2006). Si cette variété empêche parfois de comparer directement les résultats obtenus dans les études qui vont être présentées, on verra que ces approches peuvent être néanmoins complémentaires et sont nécessaires, notamment si on s’interroge aux deux versants du langage, production et compréhension.

Les anaphores adverbiales consistent à utiliser un adverbe qui réfère à une entité qui peut par exemple être un lieu () ou même une fraction d’un texte (pareillement). Les anaphores verbales comportent un verbe comme faire(Le soleil se couche ; je vous conseille d’en faire autant, tiré de Riegel et al., 2004). Enfin, les anaphores sont adjectivales quand elles contiennent l’adjectif tel, afin de faire référence à la proposition antérieure.

Les anaphores nominales sont des GN contenant un article qui peut être indéfini, a dans (33), défini, the dans (33) ou autre.

(33)They made a film of his latest novel; but after reading the book, I found the film a great disappointment. (Ils ont fait un film à partir de son dernier roman, mais après avoir lu le livre, j’ai trouvé le film très décevant, tiré de Leech, 1981)

Dans la phrase présentée en (33), la succession des deux mentions de l’entité film est intéressante. La première mention est réalisée avec un article indéfini, la seconde avec un article défini. La cohérence de ce discours est établie par la succession et la forme des GN, avec un article indéfini puis défini. En effet, la forme de l’anaphore signale l’accessibilité référentielle, c’est-à-dire l’accessibilité de l’entité à laquelle il est fait référence (Givón, 1990). Dans l’exemple (34), l’emploi d’un pronom (he) dans (34iii) pour faire référence à l’entité man introduite au début du paragraphe n’est pas approprié, car la référence antérieure à l’entité man est trop éloignée. Une anaphore nominale comme the man, par contre, l’est.

(34)i. The man finished and left to check his fish-traps.

ii. The fire died out slowly. It was a cold night, the stars were out in force, no wind though, real quiet. Except for one lonely coyote.

iii. After a while the man /he reappeared.

(L’homme termina et partit contrôler ses pièges à poisson. Le feu s’éteignait lentement. La nuit était fraîche et les étoiles brillaient intensément, sans vent, tout était calme. À l’exception d’un coyote solitaire. Au bout d’un moment l’homme/il reparu, tiré de Givón, 1990)

En revanche, dans un énoncé comme (35), une anaphore nominale (the man) est inattendue ; par contre, une anaphore zéro (Ø) l’est.

(35)The man finished and Ø /the man left. (L’homme termina et Ø /l’homme partit, ibid.)

L’anaphore nominale est appropriée dans (34) et non dans (35) pour une raison d’accessibilité. Dans (34), la distance entre les première et seconde mentions de l’entité man est importante et de nombreuses entités sont successivement introduites. Lorsque l’entité man est reprise, la distance par rapport à la première mention est trop importante : l’accessibilité de cette entité a diminué. Il est alors nécessaire d’employer une anaphore nominale. Dans (35), la distance entre les deux mentions de l’entité man est suffisamment faible pour qu’une anaphore nominale soit inutile, voire inappropriée.

La notion d’accessibilité a fait l’objet de nombreux travaux sur le traitement des anaphores. Vont être présentées maintenant la théorie de Givón (1992), des théories de l’accessibilité, la givenness hierarchy (Gundel et al., 1993 ; Gundel, Hedberg, & Zacharski, 2000), l’accessibility hierarchy (Ariel, 1990, 1996, 2001) et aussi l’informational load hypothesis (Almor, 1999). Enfin, je m’intéresserai à la centering theory (Gordon & Chan, 1995 ; Gordon et al., 1993 ; Grosz et al., 1983 ; Grosz, Joshi, & Weinstein, 1995 ; Grosz & Sidner, 1997).

Notes
13.

Note sur le vocabulaire utilisé : plutôt que de parler d’antécédent pour les mentions antérieures du référent, on préférera les termes d’expression référentielle ou de référence (voir Apothéloz, 1995 ; Reboul, 1995). De plus, on appelle référent l’entité représentée dans le modèle mental du discours à laquelle il est fait référence.

14.

Voir aussi Frank, Koppen, Noordman et Vonk (2003) pour une modélisation de l’élaboration d’inférences dans le texte à l’aide de cartes auto-organisatrices.