4. Discussion

Le but de cette expérience est d’évaluer les difficultés rencontrées par les participants lors du traitement de phrases contenant une proposition relative dont l’attachement est temporairement ambigu. Deux antécédents sont possibles, N1 et N2, dans une structure « N1 de N2 » et l’ambiguïté n’est levée qu’au niveau de l’objet de la relative.

L’hypothèse principale concerne l’effet de la forme du relativiseur. Une expression anaphorique, par exemple un relativiseur, signale le degré d’accessibilité de l’entité à laquelle elle fait référence formellement dans le discours. Plus une expression anaphorique est courte (i. e. atténuée) et moins elle est informative (p. ex. un pronom), plus cette entité est accessible dans le discours. Dans le cas d’un relativiseur, je propose que lequel, relativiseur moins atténué et plus informatif que qui, signale un attachement à un antécédent moins accessible. Dans une structure « N1 de N2 », c’est N2 l’antécédent le moins accessible, car N1 est la tête du prédicat, mais aussi le sujet de la principale (cf. effet de la fonction syntaxique, ) et N2 est le modifieur de N1. C’est pourquoi on s’attend à une préférence pour N2 plus importante avec lequel plutôt qu’avec qui.

Regardons d’abord l’effet de la forme du relativiseur, indépendamment de l’attachement final. On mesure une différence entre les phrases avec qui ou avec lequel dès la présentation du relativiseur : traiter lequel est plus long que traiter qui. On peut interpréter cette différence de deux façons. La différence de fréquence entre les deux relativiseurs peut tout à fait contribuer aux effets observés (cf. informational load hypothesis, modèle de satisfaction de contraintes et de compétition et d’intégration). Lequel est un relativiseur moins fréquent que qui et le lecteur peut être confronté à une difficulté plus importante en traitant ce premier relativiseur. Cet effet de la fréquence devrait conduire par exemple à une meilleure intégration de la structure en cours de traitement et faciliter le traitement de la suite de la phrase (van Gompel & Majid, 2004). Néanmoins, les temps de lecture plus importants pour certains mots ultérieurs (pour les phrases avec lequel) infirment tout du moins en partie l’effet de la fréquence. Selon Fodor cependant (p. 289, 1998), la fréquence n’est pas suffisante pour contribuer à une sollicitation plus importante des ressources en mémoire.

Cette difficulté au niveau du relativiseur peut aussi être liée aux informations supplémentaires que fournit lequel par rapport à qui : le marquage en genre et en nombre, mais aussi la restrictivité, puisque lequel ne signale que des propositions relatives non restrictives, contrairement à qui. Néanmoins, on peut supposer que les lecteurs ont pris en compte la présence de la virgule après N2 et, au moment où ils traitent qui, ils intègrent la non restrictivité pour la relative avec qui. Intégrer le relativiseur, c’est entre autres choses établir un lien entre ce relativiseur et son antécédent, c’est-à-dire attacher la relative. Les expériences relevées dans la littérature (p. ex. Carreiras & Clifton, 1993, 1999; p. ex. Cuetos & Mitchell, 1988), notamment celle en français (Baccino et al., 2000 ; Frenck-Mestre & Pynte, 2000a ; Zagar et al., 1997), ont reproduit de façon extensive une préférence pour N1 dans de nombreuses langues. Un attachement initial à N1 semble majoritaire. Lors de l’intégration du relativiseur, l’accessibilité signalée par celui-ci peut guider l’attachement initial, avec un attachement à N1 pour qui et un attachement à N2 pour lequel. L’attachement à N2 étant moins fréquent, il peut nécessiter plus de temps aux participants, d’où un temps de lecture plus long pour lequel.

L’effet de la forme du relativiseur se prolonge sur le mot suivant, le verbe de la relative. On retrouve un effet du relativiseur au niveau du premier mot qui suit la désambiguïsation, avec plus de difficultés quand la relative est introduite par lequel. Quant aux erreurs aux questions de compréhension, qui traduisent les mécanismes post-interprétatifs, il n’y a pas d’effet du relativiseur. Les phrases avec qui ou avec lequel sont aussi bien comprises et la difficulté de traitement due à la forme du relativiseur est résolue. À l’issue de la présentation des phrases, les participants les ont aussi bien comprises, quelle que soit la forme du relativiseur. Il s’agirait ainsi d’une difficulté locale, pendant l’interprétation et la compréhension des phrases.

La variable Attachement manipule le contenu sémantique de la relative, de façon à indiquer un attachement à N1 ou à N2. On observe une différence au niveau du relativiseur : les phrases qui sont ultérieurement désambiguïsées vers N1 sont plus longues à traiter. Cela ne peut être dû à l’information sémantique qui signale l’attachement, car elle est postérieure, mais c’est peut-être dû à un biais expérimental.

La manipulation de l’attachement est liée à l’ordre de présentation des antécédents N1 et N2. Si on reprend les exemples (68a-d) répétés ci-dessous, la serveuse de la cliente est désambiguïsée vers N1, exemple (68a c) et la cliente de la serveuse vers N2, (68b d). Un biais de l’ordre de présentation pourrait tout à fait contribuer à cet effet de l’Attachement. Le post-test confirme dans l’ensemble une préférence pour un ordre, celui où l’attachement est signalé à N2. Ce biais expérimental est cependant temporaire, puisqu’il disparaît pour le mot suivant.

(68)a. c. La serveuse de la cliente, qui/laquelle termine son service dans moins d’une heure, renverse l’assiette de légumes.

b. d. La cliente de la serveuse, qui/laquelle termine son service dans moins d’une heure, renverse l’assiette de légumes.

La levée de l’ambiguïté au niveau de l’objet de la relative n’entraîne pas d’effet immédiat de l’Attachement. Cet effet n’est statistiquement significatif que dans la région spillover, pour tous les mots. Que l’attachement soit à N1 entraîne des temps de lecture plus importants. Cette difficulté est résolue à partir du verbe de la proposition principale jusqu’à la fin de la phrase.

L’attachement final rend néanmoins les phrases avec attachement à N1 plus difficiles que celles désambiguïsées vers N2. En effet, on retrouve un effet de l’Attachement sur les questions de compréhension : il suggère que les participants ont moins bien compris les phrases avec un attachement à N1, qui peuvent être ainsi considérées comme plus difficiles. On pourrait alors envisager que dans cette expérience, les participants montrent une préférence pour un attachement à N2.

C’est la présence d’interactions entre les variables Relativiseur et Attachement ainsi que l’analyse des effets simples qui sont les plus informatives. On mesure de telles interactions pour des questions de compréhension sur la relative, mais aussi, et de façon marginale avec l’analyse par sujet, au niveau du deuxième mot de la région spillover. Dans les cas énumérés, on mesure des performances comparables pour les relatives introduites par qui, que l’attachement signalé soit à N1 ou à N2. Pour les relatives avec lequel, par contre, les participants ont plus de difficultés à traiter un attachement à N1 qu’à N2. On mesure alors des temps de lecture plus importants (région spillover, deuxième mot) et plus d’erreurs aux questions de compréhension. Ce sont donc les phrases avec lequel qui contribuent à l’effet de l’Attachement. La préférence pour N2 est liée à la présence du relativiseur lequel, qui signale bien un attachement à un antécédent peu accessible, N2.

Dans l’ensemble, ces résultats sont conformes à l’Hypothèse 1 : un relativiseur comme lequel signale un antécédent peu accessible et c’est pourquoi il est attaché de façon préférentielle à N2. Quand l’ambiguïté est levée et qu’un attachement à N1 est signalé par le contenu sémantique, cela entraîne des difficultés pour le traitement de phrases. L’attachement initial est à N2 et changer cette interprétation, ré-analyser la phrase, est coûteux.

Pour les phrases avec qui, on se serait attendu à une préférence pour N1, avec des temps de lecture plus courts quand l’ambiguïté est levée vers cet antécédent. L’absence de différence selon l’attachement pour les phrases avec qui suggère qu’il n’y a pas de préférence d’interprétation initiale. On pourrait interpréter que cette absence de différence signale le défaut de ré-analyse, selon la théorie du garden path (Frazier, 1987 ; Frazier & Rayner, 1982, 1987 ; Rayner et al., 1983). D’après le modèle unrestricted race (van Gompel et al., 2000), cela signifie que les participants interprètent alternativement la relative en qui comme attachée au hasard à N1 ou à N2. La révision possible qui a lieu dans la région spillover ne conduit pas à une différence significative parce que, s’il y a parfois révision, elle est contrebalancée par les cas où l’analyse initiale est correcte. On pourrait aussi interpréter l’absence d’effet de l’Attachement pour les relatives en qui par le fait que les participants activent les deux interprétations possibles et les conservent jusqu’à la levée de l’ambiguïté. C’est ce que propose le modèle de compétition et d’intégration (McRae et al., 1997 ; McRae et al., 1998). S’il n’est pas vraiment possible de départager ces interprétations, on peut néanmoins considérer que le relativiseur qui, dans cette expérience, ne signale pas un attachement en particulier.

Si on met en regard ces résultats avec ceux qui ont été obtenus dans la littérature sur le traitement des propositions relatives (non ambiguës), on observe que les participants commettent plus d’erreurs quand les questions portent sur la principale que lorsque les questions portent sur la relative. Ce résultat est conforme avec les données de la littérature (Delle Luche, 2004, 2006 ; Gibson, 1998, 2000 ; Gibson et al., 2005; Holmes & O’Regan, 1981; King & Just, 1991) : la quantité d’intégration et le coût de traitement sont plus importants au niveau de la principale qu’à celui de la relative sujet (Gibson, 1998).

Selon la construal theory (Frazier & Clifton, 1997), que les relatives en français aient pour relativiseurs un pronom relatif implique que la proéminence des entités du discours guide l’attachement. Qui et lequel sont des pronoms relatifs et devraient être attachés préférentiellement à N1, de façon comparable. Or, on mesure dans cette expérience, aussi bien pour les mesures on-line (temps de lecture) que off-line (questions de compréhension) une préférence pour N2 avec lequel, ainsiqu’un effet de la forme du relativiseur. Ces résultats infirment les prédictions de la construal theory, mais aussi celle de la théorie du garden path. Cette dernière prévoit d’abord une préférence initiale pour N2 (stratégie de late closure) mais surtout l’absence d’un effet de la forme du relativiseur, puisque seules les informations syntaxiques sont prises en compte. Si on observe bien une préférence initiale pour N2, cette préférence est liée à la forme du relativiseur.

Enfin, revenons sur les aspects méthodologiques et sur le biais du matériel qui peut être envisagé. Le type de désambiguïsation est contraint par la forme des relativiseurs, et surtout par le marquage en genre et en nombre de lequel. En effet, le type de désambiguïsation le plus souvent utilisé est le marquage en genre d’un adjectif, quand N1 et N2 diffèrent à ce niveau (Baccino et al., 2000 ; Carreiras et al., 2004 ; De Vincenzi & Job, 1993, 1995 ; Frenck-Mestre & Pynte, 2000a, 2000b ; Zagar et al., 1997). Cela n’était pas possible avec le matériel utilisé. D’autres chercheurs ont utilisé une désambiguïsation sémantique (Carreiras & Clifton, 1993, 1999), mais les informations sémantiques sont souvent basées sur des prototypes sexués (p. ex. a accouché ne peut s’appliquer qu’à une femme). Afin d’avoir une région de désambiguïsation identique que l’attachement soit signalé à N1 ou à N2, ce qui était souhaitable, la position des antécédents est inversée selon l’attachement. Les paires d’antécédents ont été élaborées de façon à être acceptables dans les deux positions, mais il n’a pas été possible d’éviter un biais de l’ordre des antécédents (cf. post-test). Les mesures de TR semblent montrer que l’effet de ce biais est temporaire et résolu au delà du relativiseur, mais on ne peut écarter la possibilité que ce biais ait une influence sur les traitements ultérieurs dans la phrase. Il serait intéressant de réaliser une expérience comparable où cette fois l’ordre des antécédents serait fixe, mais où le contenu sémantique de la région de désambiguïsation changerait selon le type d’attachement. On pourrait alors présenter des phrases comme (71a-b), où whisky signale un attachement à N1 (71a) et biberon un attachement à N2 (71b).

(71)a. Le papa du bébé, qui/lequel réclame son whisky à la fin de la journée, supporte le bruit assez difficilement.

b. Le papa du bébé , qui/lequel réclame son biberon à la fin de la journée, supporte le bruit assez difficilement.

Il faudra néanmoins contrôler le matériel pour que les constituants utilisés pour la désambiguïsation diffèrent le moins possible, tant au niveau de la fréquence que de la longueur ou du nombre de syllabes, mais aussi de la plausibilité : que celui qui signale un attachement N1 soit aussi plausible avec N1 et non plausible avec N2 que celui qui indique un attachement à N2 (plausible avec N2 et non plausible avec N1).