1. 3. 6. Les modèles de la compréhension, de la production

Les théories de l’accessibilité et du traitement anaphorique sont souvent élaborées sur la base d’exemples construits ou extraits de productions écrites ou orales (Ariel, 1990 ; Givón, 1990 ; Gundel et al., 1993). Leur évaluation et leur validation sont réalisées avec des études en production, des études de corpus (Dahl & Fraurud, 1996 ; Hobbs, 1978 ; Poesio et al., 2004 ; Toole, 1996), avec le paradigme de visual world (J. E. Arnold, Eisenband et al., 2000), avec des tâches de production écrite (Fletcher, 1984 ; Stevenson et al., 1994) ou orale (Brennan, 1995). Des études en compréhension sont aussi réalisées (Almor, 1999 ; Fletcher, 1984), en particulier dans l’évaluation de la centering theory (Gordon & Chan, 1995 ; Gordon et al., 1993).

Les théories sur le traitement des ambiguïtés syntaxiques se sont principalement attachées à expliquer le versant relatif à la compréhension du langage (Bever, 1970 ; Frazier, 1987 ; Frazier & Fodor, 1978). Des données en production sont parfois analysées afin d’évaluer si les facteurs mis en évidence en compréhension ont aussi un effet sur la production, et inversement. C’est le cas par exemple avec la tuning hypothesis et ses mises à l’épreuve, où l’on évalue si les fréquences d’attachement en production expliquent les préférences d’attachement en compréhension (voir Desmet, Brysbaert et al., 2002 ; Desmet et al., 2006). Des données en production, par exemple une tâche de complétion, sont parfois utilisées pour évaluer les prédictions du modèle basé sur les contraintes (Thornton & MacDonald, 2003), du modèle de compétition et d’intégration (Hare et al., 2007) ou du modèle concurrent (meaning through syntax, McKoon & Ratcliff, 2003), avant de les tester en compréhension.

Certains chercheurs considèrent que des mécanismes qui sous-tendent la compréhension et la production sont communs (Thornton & MacDonald, 2003), par l’accord entre les données en production et celles en compréhension (Branigan, Pickering, & Cleland, 1999 ; Pearlmutter, Garnsey, & Bock, 1999). D’autres proposent que des facteurs linguistiques s’appliquent de façon différente en compréhension et en production (Gibson & Schütze, 1999), car les données acquises ne sont pas toujours comparables et que des contraintes spécifiques peuvent s’appliquer à une modalité seulement. Des contraintes imposées par les limites cognitives de la mémoire de travail (Gibson, 1998, 2000) affectent la production de phrases et leur compréhension, favorisant un attachement local (Frazier, 1987, 1995 ; Gibson, Pearlmutter et al., 1996 ; Gibson et al., 1999 ; Gibson & Schütze, 1999). Gibson et Schütze (1999) proposent qu’un attachement à N1 est plus difficile à produire qu’un attachement à N2 à cause du déclin des informations plus anciennes dans la mémoire de travail. C’est pourquoi on mesure plus d’attachements à N2 dans cette étude de corpus et dans d’autres (Desmet, Brysbaert et al., 2002 ; Desmet et al., 2006).

En revanche, des stratégies rendent possible un attachement distant en compréhension (Gibson & Schütze, 1999) : la proximité du prédicat, stratégie proposée dans la recency theory (Gibson, Pearlmutter et al., 1996 ; Gibson et al., 1999), ou bien l’élaboration d’un lien anaphorique (Hemforth et al., 2000) ne s’appliqueraient qu’à la compréhension ou en tout cas n’affectent pas la production. Ceci expliquerait par exemple la différence qu’on observe pour les ambiguïtés d’attachement des relatives entre les données de corpus et celles qui sont acquises en compréhension. Desmet et al. (2002) relèvent cependant dans une étude de corpus un attachement compatible avec la proximité du prédicat (attachement à N1 pour une proposition relative précédée d’une structure « N1 de N2 » où les deux antécédents sont animés). Ces auteurs suggèrent aussi que ce n’est peut-être pas l’application de ces stratégies qui contribue à la différence entre production et compréhension, mais plutôt les contraintes liées à l’étude de corpus, telles qu’une taille réduite et la modalité écrite (pour une discussion voir Biber, 1986), et l’élaboration du matériel expérimental, avec le contrôle de la fréquence ou de la longueur des constituants.

Si des contraintes diffèrent entre production et compréhension, il faut tenir compte du fait que ces deux aspects impliquent deux perspectives, celle du locuteur et celle de l’allocutaire (Givón, 1992). Le locuteur a son propre modèle interne du discours et il doit aussi envisager le modèle interne de l’allocutaire, afin d’employer des expressions référentielles cohérentes. Qu’on ait observé un effet de la forme du relativiseur à la fois en compréhension et en production suggèrerait que le locuteur est coopératif. Il utilise plus souvent un relativiseur signalant un faible niveau d’accessibilité quand l’attachement est à un antécédent moins accessible. Les données présentées ici ne permettent guère d’estimer de façon certaine si le locuteur est ou non coopératif, mais il serait intéressant d’étudier cet aspect.

Cependant, la plupart des expérimentations évaluent les contraintes mises en jeu du point de vue de l’allocutaire, que ce soit à propos du traitement syntaxique (Frazier & Fodor, 1978 ; Gibson, 1998, 2000) ou du traitement anaphorique (Ariel, 1990 ; Reboul, 1989). Certains travaux questionnent ces deux perspectives en s’intéressant à celle du locuteur (J. E. Arnold, Wasow, Asudeh, & Alrenga, 2004 ; J. E. Arnold, Wasow et al., 2000). Arnold et al.(2004, 2000) étudie par exemple la production de phrases et comment des critères tels que la nouveauté de l’information et la complexité de l’expression référentielle influencent l’ordre des constituants de la phrase, dans une étude de corpus et lors d’une tâche de production élicitée.

Il serait intéressant d’évaluer les hypothèses formulées dans le cadre de cette thèse à l’aide d’une expérience d’élicitation, comme celle de Brennan (1995) ou celle d’Arnold et al. (2000), bien qu’il semble difficile de concevoir une tâche où les participants produiraient une phrase contenant une proposition relative et les deux formes de relativiseurs possibles.