Introduction

Ce travail de thèse sera consacré à la problématique des formes narratives dans le texte littéraire, et plus particulièrement au cas du morcellement de la narration. Nous étudierons cette forme particulière de l’éclatement du récit en de multiples segments narratifs et les effets de sens qui en découlent pour le lecteur. Envisagé premièrement d’un point de vue théorique, ce questionnement nous permettra dans un deuxième temps de faire une étude sémiotique de la narration dans l’œuvre d’Ismail Kadaré, auteur contemporain albanais.

Par ailleurs, cette recherche s’inscrit dans la lignée de notre mémoire de DEA, consacré à l’étude du statut sémiotique du narrateur dans Chronique de la ville de pierre. Avec la perspective d’élargir et d’approfondir certaines notions et problématiques que nous avions traitées de façon non exhaustive (cf. « l’hétérogénéité et les stratégies énonciatives »), cette thèse visera deux objectifs principaux : d’une part, approfondir l’étude de l’œuvre de Kadaré du point de vue de la construction et des techniques narratives mises en œuvre dans ses romans, d’autre part, faire avancer la théorie sémiotique sur les questions de l’énonciation littéraire en considérant tout particulièrement les rapports entre l’énonciation et la fragmentation narrative.

De fait, ces deux aspects sont liés car aussi bien l’étude du corpus retenu que l’analyse de la théorie existante concourront à éclairer notre problématique. L’objectif de ce travail est d’envisager, à partir du corpus, une typologie de différents cas de fragmentation. Celle-ci sera considérée comme un phénomène d’énonciation dont les effets participent à la construction de la signification du texte. Au terme de notre analyse, nous verrons s’il y a lieu, à une reformulation des thèses sémiotiques afin de faire émerger de nouvelles questions théoriques.

Par ailleurs, nous prendrons en compte les deux domaines de la sémiotique et de la narratologie et verrons comment ces deux disciplines traitent respectivement de la problématique de la narration et de son éclatement. Les rapports entre la narratologie et la sémiotique retiendront aussi notre attention et s’intégreront dans notre réflexion.

Quant à notre corpus dont la structure conditionne l’évolution de nos recherches, nous l’avons constitué en fonction de notre problématique même. Nous avons tout d’abord procédé à une lecture exhaustive de l’œuvre d’Ismail Kadaré afin d’en sélectionner les ouvrages les plus pertinents du point de vue de la diffraction de la narration. Nous sommes ainsi arrivée au choix des romans suivants : Le Général de l’armée morte 1 , Le Monstre 2 , Les tambours de la pluie 3 , Chronique de la ville de pierre 4 , auxquels nous avons ajouté un ouvrage plus récent : Vie, jeu et mort de Lul Mazrek 5.

Le corpus ainsi circonscrit se trouve caractérisé par une écriture fragmentaire qui fait des romans cités ci-dessus des ouvrages « polyphoniques » ou « dialogiques » où se mêlent, à tour de rôle, intertextualité, genres discursifs divers, découpages et mises en scènes énonciatives originales. C’est selon ce même critère, assez représentatif des débuts de l’œuvre de l’auteur, que nous n’avons pas retenu d’autres romans. Toutefois, nous n'avons pas écarté la possibilité d’en citer quelques-uns qui présentent ponctuellement des phénomènes narratifs intéressants. Citons à titre d’exemple : Le Concert (1989), Le pont aux trois arches (1981),L’année noire (1987), Le Palais des rêves (1990), Novembre d’une capitale (1997) etc. 

A travers notre corpus, nous essayerons de rendre compte de la spécificité de ces textes en amorçant une réflexion sur les effets produits par les techniques romanesques employées. Nous essayerons ainsi de fournir une interprétation de leur caractéristique fragmentaire par l’émergence d’un nouvel ordre de signification.

Afin de mieux cerner les éléments discursifs que la fragmentation met en jeu, nous allons prendre en compte l’étude du plan de l’expression dans son rapport avec le plan du contenu et considérer les phénomènes ainsi dégagés comme des signifiants correspondant à des signifiés donnés. L’étude de la poétique de l’écrivain, en tant que choix opéré par lui parmi un ensemble de possibles : stylistiques, thématiques, narratifs etc., nous permettra de mettre en évidence la subversion dont fait preuve Kadaré par rapport aux injonctions de la littérature albanaise du réalisme socialiste (période à laquelle correspond la parution de tous les ouvrages de notre corpus à l’exception de Vie, jeu et mort de Lul Mazrek).

Or, il faut souligner que jusqu’à présent, la forme des romans de Kadaré n’a été malheureusement que peu explorée, alors que de nombreuses études ont porté sur la teneur de son œuvre. Ainsi, peu de critiques littéraires ont abordé le problème de l’éclatement de la narration du récit en tant que trait particulier de son style. Pour notre part, nous allons formuler des hypothèses sur les effets de sens que les ruptures énonciatives de la narration produisent sur le lecteur. Signalons cependant que nous nous tenons à l’écart de la polémique portant sur une éventuelle dissidence de Kadaré, ce qui nous éloignerait trop de notre sujet.

En ce qui concerne notre méthodologie, et ce afin de pouvoir illustrer notre théorie et discerner notamment comment elle pourra s’appliquer à l’étude de notre corpus, nous constituerons une typologie des phénomènes narratifs à partir des divers types de narration et des modes de présence de l’énonciateur dans le texte. Dans cette perspective, nous chercherons tout d’abord à définir des niveaux de fragmentation : discursive, textuelle, narrative, etc. et nous nous demanderons en quoi ces différents cas de fragmentation relèvent de l’énonciation et quel est l’effet de sens produit par un tel morcellement. Nous discernerons ensuite les incidences de cette fragmentation entre récit et diégèse afin d’émettre des hypothèses sur la manière dont la fragmentation du plan de l’expression atteint le plan du contenu.

Par ailleurs, en nous situant toujours dans le cadre de l’énonciation littéraire, nous verrons comment le discours, à travers sa fragmentation, construit une position complexe de l’énonciateur, et par-là, de l’énonciataire. Notre objectif est en effet de voir comment la fragmentation est un cas particulier des stratégies de l’énonciateur dont les effets invitent le lecteur à contribuer, lui aussi, à la lecture.

Pour qui écrit-on ? Cette question, de prime abord relativement simple, nous amènera à considérer la problématique du lecteur en général, et celle des lecteurs de Kadaré en particulier. Ainsi, nous interrogerons-nous sur ses lecteurs et leur « horizon d’attente », sur le contrat énonciatif que présupposait la doctrine du réalisme socialiste et les effets de sens que l’œuvre de cet écrivain a produits, ou était censée produire sur son lectorat pendant les années de la dictature : de quelle manière l’esthétique adoptée par l’écrivain fut-elle véritablement signifiante pour le lecteur albanais, à travers l’écart de la norme du réalisme socialiste et une mise en forme du contenu novatrice dans nombre de ses romans ?

En termes sémiotiques, il s’agit de savoir si la structuration de l’œuvre contient en germe des postures ou des places à occuper par le lecteur, ou en d’autres termes, « comment le texte prévoit le lecteur » (Eco, 1985 : 64). Pour nous, il s’agit d’étudier quelle intensité et vivacité de coopération du lecteur postule la forme fractionnée d’un texte comme condition d’actualisation. Comme le souligne U. Eco, « l’intensité de la coopération requise peut devenir un élément d’évaluation esthétique de l’œuvre » (Ibid. p.156).

En abordant les conditions de production et de réception des textes dans une période donnée – en l’occurrence l’œuvre de Kadaré pendant la période communiste en Albanie –, nous entrons, inévitablement, dans un domaine qui touche aux rapports entre littérature et pouvoir politique. Ainsi, serons-nous amenée à examiner de près la doctrine du réalisme socialiste et à nous pencher sur les transpositions de la politique en littérature. Les principes injonctifs de cette doctrine reflètent en effet une attitude qui consiste à appliquer à la littérature des critères d’ordre idéologique.

L’étude sémiotique des injonctions idéologiques et esthétiques qui sont à la base du réalisme socialiste, nous permettra de mettre en place des critères objectifs de subversion et de déterminer les effets de sens qui en dérivent pour l’énonciataire. Nous serons aussi amenée à réfléchir sur le statut particulier qui se dessine pour celui-ci dans l’interaction narrative.

Notes
1.

Le Général de l’armée morte, Éditions Albin Michel, 1970 (1ère édition en français).

2.

Le Monstre, Éditions Fayard, 1991 (1ère édition en français).

3.

Les Tambours de la pluie, Éditions Fayard, 1985 (1ère édition en français, Hachette, 1972).

4.

Chronique de la ville de pierre, Éditions Hachette, 1973 (1ère édition en français).

5.

Vie, jeu et mort de Lul Mazrek, Éditions Fayard, 2002 (1ère édition en français).