I. Première partie. Stratégies énonciatives et pratiques de lecture pour le texte fragmenté

Cette première partie de notre travail comporte trois chapitres.

1 - Le premier chapitre sera consacré à la définition de notre objet d’étude, le texte littéraire ; nous y préciserons la méthode d’approche adoptée dans ce travail. Tout d’abord nous passerons en revue les différentes conceptions de cet objet sémiotique à travers une brève rétrospective de l’évolution de la sémiotique. Ensuite, nous examinerons quelques spécificités du discours littéraire (figurativité, narrativité et organisation textuelle) afin de comprendre comment ces dernières interviennent dans la question de la fragmentation. La perspective sémiotique, et plus précisément son point de vue sur de l’énonciation, telle qu’elle est installée ou inscrite dans le discours, constitue la problématique centrale qui nous guidera tout au long de notre étude. Aussi observerons-nous notamment le passage de l’« objet textuel » au « discours » et à son instance d’énonciation selon la théorie de J. Geninasca ainsi que les conséquences de ce processus sur la conception du discours comme une « totalité signifiante ». Étant donné que la fragmentation pose tout particulièrement le problème d’une cohérence et d’une totalité qui semblent voler en éclats, nous attachons une importance capitale à cette théorie. Proposition générale du fonctionnement du discours littéraire, cette approche constituera pour nous le cadre global dans lequel nous examinerons les problèmes spécifiques que pose l’écriture fragmentaire.

2 - Dans le deuxième chapitre nous observerons de plus près le phénomène de la fragmentation. Une conception en trois temps nous permettra de réfléchir sur les différents dispositifs que le morcellement d’un texte met en jeu et sur les effets de sens que la fragmentation produit sur le rapport expression/contenu. Ainsi, dans un premier temps, la perception de la réalité « textuelle » de notre corpus nous servira-t-elle de point de départ pour cerner les stratégies du discours fragmenté. Nous commencerons par prendre en compte les différentes questions sémiotiques qu’implique la fragmentation, nous ferons ensuite des observations sur les formes textuelles et les genres discursifs qu’elle établit.

Dans un deuxième temps, nous considérerons le fragment en tant qu’énonciation énoncée, en essayant d’abord de dresser une typologie des modes de présence et des diverses fonctions assumées par l’énonciateur à l’intérieur de chaque découpage. Des phénomènes d’intertextualité nous conduiront à aborder le dialogisme et la polyphonie que les diverses formes de fragmentation mettent en œuvre dans les romans de Kadaré. Enfin, des phénomènes narratifs feront l’objet d’une appréciation sémiotique : les figures et la variété des procédés d’énonciation qui les mettent en discours seront considérées comme des stratégies énonciatives au service d’une construction et d’une coopération entre l’énonciateur et l’énonciataire du texte.

Dans un troisième temps, nous envisagerons le fragment selon une approche narratologique. En utilisant la typologie des figures du récit établie par G. Genette, nous rendrons compte de quelques phénomènes narratifs qui sont à l’origine de la fragmentation, celle-ci pouvant être vue en narratologie comme un moyen varié de délivrer l’information au lecteur. Une seconde conception narratologique, celle de R. Baroni mettant l’accent sur le rôle de la tension narrative dans la structuration du récit retiendra notre attention. Elle a le mérite de revenir sur la définition de la séquence narrative. Pour nous ce sera l’occasion d’envisager la fragmentation comme une gestion de l’intrigue et de voir s’il y a des incidences entre les découpages et le schéma narratif. Ce double éclairage, sémiotique et narratologique, nous permettra d’expliquer les dissemblances qui existent entre ces deux domaines.

L’examen des critères énoncés ci-dessus nous aidera enfin à définir des formes différentes de fragmentation. Apparaissant parfois comme un phénomène du plan de l’expression, lié à la matérialité de sa textualité, la fragmentation est également un phénomène d’énonciation énoncée : ce qui devient dès lors primordial, c’est l’analyse du plan figuratif – acteurs, temps, espaces –, et de l’intertextualité qui aboutit à une vision dialogique ou polyphonique des Discours. Enfin, la fragmentation peut être considérée comme une gestion de l’information et renvoie, dans ce cas, à la narration.

3 - Après avoir défini les niveaux de fragmentation, nous nous interrogerons dans un troisième chapitre sur les effets de sens que la fragmentation produit sur le lecteur, tout en considérant les conditions d’appropriation de sa signification par le sujet. Cela suppose bien évidemment, une approche de la lecture qui tient compte de la fragmentation et qui se singularise par rapport à une lecture « continue ». La coopération particulière qui apparaît entre l’énonciateur et l’énonciataire participe à la constitution du statut de ce dernier.

Soulignons que cette première partie de notre travail se veut à la fois une réflexion théorique sur le phénomène de la fragmentation narrative et un modèle sémiotique dont nous nous servirons dans la deuxième partie pour l’analyse du corpus. La mise en regard des interrogations théoriques et des résultats d’analyse, nous conduira en fin de parcours vers une typologie des différents types de fragmentation, des visées énonciatives de son utilisation et de la conception du monde qu’elle véhicule chez Kadaré.