1.2. Approche sémiotique : quelques repères historiques et théoriques

Les arts en général et la littérature en particulier ont attiré très tôt l’attention des sémioticiens. Dès ses débuts, la recherche sémiologique française s’est tournée, à quelques exceptions près, vers l’étude du fait littéraire. Or sa conception et avec elle, l’angle d’analyse sous lequel il était envisagé, se sont transformés à travers l’évolution interne de la sémiotique et grâce aux différents courants qui se sont développés au fil du temps.

Chronologiquement parlant, ce sont les formalistes russes qui les premiers se sont consacrés aux faits littéraires au sein de la nouvelle « poétique » du XXème siècle. Il existait en effet dans les années 19209 le désir de comprendre l’élaboration de l’œuvre littéraire, de son écriture et la volonté d’en définir les structures au sens large du terme. Les formalistes russes ont notamment développé l’ensemble des procédés qui définissent la littérarité : constructions narratives (Eikhenbaum, Chklovski, Propp), faits de style (Vinogradov), structures rythmiques et métriques (Brik et Jakobson), structures thématiques (Tomachevski)10.

En mettant au centre de l’attention l’œuvre littéraire, ce courant s’est employé plus particulièrement à mettre à jour dans les récits traditionnels des invariants compositionnels. En effet, les formalistes russes ont montré l’importance des procédés de composition. En reprenant l’ancienne opposition de la poétique aristotélicienne entre « forme » et « fond », ils en ont établi une autre entre « fable » et « sujet »11. Ils sont, en quelque sorte, les pionniers de l’étude de la prose. En mettant à jour les procédés de la composition du sujet entre autres, les formalistes russes ont ouvert une large perspective au travail de théorisation des problèmes du roman.

Malgré cette diversité dans les problématiques développées par ce courant, les travaux les plus importants restent cependant ceux de V. Propp qui fait figure de pionnier dans la sémiotique narrative (cf. La morphologie du conte). Élaborant des analyses de contes merveilleux russes dans le cadre d’une réflexion sur la connaissance des mécanismes internes du fonctionnement des contes, il a par ailleurs joué un rôle fondamental dans le développement du structuralisme littéraire qui s’est développé en France à partir des années soixante. Notamment, la sémiotique française a voulu voir dans le schéma proppien un modèle pouvant servir de point de départ pour la compréhension des principes d’organisation narrative des discours.

Ainsi, la sémiotique greimassienne s’est-elle inspirée dans un premier temps des travaux de V. Propp. Dans un souci de structuration du récit, elle a élaboré un modèle génératif consistant à la mise en place de couples oppositionnels capables de générer des univers de discours (d’où le nom de sémiotique générative). Le parcours consiste en une succession d’étapes qui mènent des structures profondes (structures sémio-narratives et carré sémiotique) aux manifestations de surface que sont les œuvres elles-mêmes (structures discursives).

Un autre courant de la sémiotique structurale propose, quant à lui, de nouveaux points de départ et d’autres objectifs dans l’analyse des faits littéraires. Ainsi, R. Barthes, T. Todorov, C. Bremond, G. Genette etc., tous tenants d’un structuralisme modéré, s’inspirent de modèles linguistiques et anthropologiques dans l’étude de la littérature. En général, et pour résumer les tendances structurales précitées, nous pouvons dire que l’aspect syntaxique auparavant mis en évidence par les formalistes russes, a été au centre de l’attention de ces chercheurs.

En revanche, vers la fin des années soixante-dix un déplacement d’intérêt s’est effectué au détriment du structuralisme et de la poétique qui est à son origine même. Des questions herméneutiques ont pris la première place, ce qui dans le domaine des études littéraires, s’est traduit par une attention portant sur d’autres aspects de l’œuvre, notamment sur des problèmes d’interprétation. A cet égard, l’œuvre d’U. Eco12, inspirée par la théorie peircienne, est représentative de cette évolution par la place de plus en plus prépondérante qu’elle accorde progressivement aux processus interprétatifs.

Au niveau de l’analyse proprement dite, ce changement a entraîné un déplacement d’attention passant du discours (cf. infra) à l’instance énonciative – ou sujet – que celui-ci présuppose. Négligée, donc, dans un premier temps (années 1960-1970) par la linguistique structurale, la problématique de l’énonciation a été largement reprise et développée dans les années 1970-1980. Un nouveau type de sémiotique est alors né : une sémiotique de l’énonciation qu’il faut distinguer, dès lors, de la sémiotique de l’énoncé.

Définie premièrement par E. Benveniste dans Problèmes de linguistique générale comme instance de la mise en discours de la langue, l’énonciation devient en sémiotique la réalisation particulière des structures sémio-narratives. Il s’agit en effet de déceler dans l’énoncé les marques qui témoignent du procès d’énonciation – c’est-à-dire de l’acte qui les a produits – puis de dégager leur fonctionnement et leur organisation.

Le sujet de l’énonciation est ainsi présupposé par sa manifestation dans le discours. Il peut être reconstructible à partir des traces qu’il y dépose et accessible à travers les nombreuses instances de délégation qui en simulent la présence à l’intérieur du texte. Comme agent de la textualisation, le sujet de l’énonciation est repérable par les opérations énonciatives qu’il met en scène, telles que le débrayage et l’embrayage, la focalisation, le point de vue et la perspective.

La problématique de l’énonciation a connu à son tour de nouveaux développements, grâce notamment à la sémiotique tensive, où l’embrayage et le débrayage sont considérés comme deux opérations graduelles. Deux dimensions essentielles sont à l’origine de ce nouvel éclairage selon J. Fontanille :

1) un déplacement de l’intérêt pour les structures vers les opérations et les actes qui conduit à une syntaxe générale des opérations discursives.

2) un déplacement des oppositions discrètes vers les différences tensives et graduelles qui mène à une sémantique des tensions et des degrés, compatible, mais en concurrence, avec la sémantique différentielle classique.

Une autre approche sémiotique du texte littéraire est celle de J. Geninasca. Se plaçant dans le cadre d’une sémiotique de la lecture, cet auteur considère que le rapport entre esthésie et sens du discours prend naissance à partir de l’expérience de la lecture et se forme dans l’activité herméneutique du lecteur qui est ancrée « sur les objets perceptuels que constituent le texte et l’analyse qu’il en fait»13. Dans le modèle discursif conçu par cet auteur et que nous développerons un peu plus loin (cf. infra), il s’agit d’une saisie, a posteriori, par une lecture-analyse, de la cohérence discursive à partir de l’objet textuel et du repérage des structurations du texte.

En ce qui nous concerne, nous nous plaçons également du côté de la réception du texte littéraire. En prenant pour base la conception du discours de J. Geninasca et sa théorie des ensembles signifiants nous allons essayer d’examiner la signification de l’organisation discursive du texte fragmenté dans son rapport à l’instance de l’énonciation. Dans notre travail, le morcellement discursif ne sera donc pas envisagé en tant que phénomène de communication, comme c’est le cas en narratologie où le narrateur détient toute l’information et la fait circuler parmi les autres instances. Au contraire, il fera partie d’un processus de coopération textuelle dans la construction de la signification globale du texte. Comme le souligne U. Eco, « un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif ; générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre – comme dans toute stratégie » (1985 : 65). Pour cette raison, nous préférons aborder le problème de l’éclatement narratif comme un phénomène énonciatif et entendons parler de « stratégie » de coopération entre l’énonciateur et l’énonciataire à partir de la forme fragmentée du texte et de son énonciateur.

Tout texte est, en effet, le produit d’une énonciation qui constitue un acte de structuration du sens. Du moment où il manifeste une signification articulée et mise en discours, le texte témoigne d’un acte d’énonciation qui est entendu aussi bien du côté de la production du discours que de sa réception. A partir de là, nous postulons l’hypothèse selon laquelle l’énonciataire est pris dans des opérations correspondant à celles de l’énonciateur dans le processus de la construction discursive.

En effet, et comme le souligne encore U. Eco « il se noue entre le lecteur et le texte une série de relations complexes, de stratégies singulières qui, le plus souvent modifient sensiblement la nature même de l’écrit originaire » (Ibid., quatrième de couverture). A notre avis, la fragmentation et, plus généralement, la disposition textuelle ont un rôle à jouer dans la construction de la signification et la mise en place d’une relation particulière entre les deux instances énonciatives.

La citation de J. Delorme vient par ailleurs conforter notre point de vue : « Le texte devient un monument à visiter de l’intérieur. Son architecture détermine l’itinéraire, le sens de la visite »14.

Notes
9.

Cette période est caractérisée par une multiplicité des courants esthétiques.

10.

Nous allons reprendre une étude de Tomachevski plus loin dans notre travail et nous servirons de la distinction établie par lui entre « sujet » et « fable ».

11.

Cette opposition repose sur la distinction entre « fable », envisagée comme « matériau », et « sujet », envisagé comme « construction » (1965 : 53).

12.

Lector in fabula met notamment en avant le rôle d’un lecteur coopérant.

13.

P. Sadoulet, Postface de la Parole littéraire, (1997 : 287).

14.

J. Delorme, (1980), cité par Panier, (2005).