1.3.1. Fictionalité, discours et grandeurs figuratives

Traditionnellement, le discours littéraire est défini comme une « fiction » qui s’oppose à la « réalité » d’autres types de discours. Cela veut dire que ses personnages, ses événements, ses situations, ses intrigues sont imaginaires. La fiction est ici à prendre comme « mimésis » ou comme imitation, au sens de représentation de quelque modèle déjà existant. Cette conception rejoint les théories mimétiques qui déterminent l’œuvre littéraire « en relation avec la réalité qu’elle représente » (Ducrot, Schaeffer, 1972 : 89).

Pour Aristote, à l’origine de ce concept, il s’agissait d’une imitation créatrice (cf. Poétique). Pour lui, le concept d’imitation distingue tout d’abord les arts humains des arts de la nature : il y a mimésis uniquement là où il y a un faire.

Et le faire poétique consiste précisément dans la construction des intrigues. Ce que la mimésis imite, ce n’est pas l’effectivité des événements, mais leur structure logique, leur signification. En ce sens, la mimésis est une sorte de métaphore de la réalité. Comme la métaphore, elle met sous les yeux, elle fait voir en « signifiant la chose en acte » (Aristote, 1448a, 24). A travers sa dimension mimétique, la fiction constitue donc un cas d’imagination productive qui, à ce titre, « se réfère à la réalité non pour la copier, mais pour prescrire une nouvelle lecture » (Ricoeur, 1979 : 75).

La fiction peut être considérée de deux façons qui correspondent à deux types de sémiotiques autonomes :

  • la sémiotique du signe-renvoi (U. Eco).
  • la sémiotique des ensembles signifiants (F. Saussure, L. Hjelmslev, A.J. Greimas, J. Geninasca).

La sémiotique du signe-renvoi construit un « monde possible »15. Nous sommes là dans la perspective d’une sémiotique interprétative ouverte où, grâce à la sémiosis, il est possible de créer le « monde du texte » dont le fonctionnement est comparable au « monde factuel ». Il s’agit d’une interprétation inférentielle du texte selon les consignes que ce dernier fournit au lecteur : la fable imaginée par l’auteur fonctionne comme la « règle » à partir de laquelle les éléments du texte se trouvent « justifiés » comme des cas de cette règle préalablement établie. Chez U. Eco, les grandeurs figuratives que l’on peut identifier dans un texte, deviennent donc l’occasion d’une interprétation par abduction. C’est le parcours interprétatif du lecteur qui construit le « monde du texte » grâce à un savoir commun ou « compétence encyclopédique » (1985 : 96).

En d’autres termes, si nous nous tenons à une telle conception du sens, selon J. Geninasca, un texte sera intelligible, obéira à un principe de cohérence ou de rationalité en fonction de la « conformité ou la non-conformité des réseaux installés par le discours avec ceux qu’enregistre le savoir partagé », (ou « savoir associatif » ou encore « l’encyclopédie » du lecteur dont nous venons de parler) : « le vraisemblable et les conditions de « vérité » à l’intérieur d’un espace socio-culturel donné » en dépendent (1991 : 243).

Ainsi selon ses propres termes, « un signe X possède un sens dans la mesure où il renvoie à une grandeur A, B ou C, sans contrevenir au savoir – ou aux axiomes du savoir – qui définit un état des choses et un monde possible, en l’occurrence le monde du sens commun. » (Ibid.) Dans ce cas, « imaginer, créer, ce sera multiplier les mondes possibles » (Ibid.).

Dès lors que le texte convoque les figures du monde, non pour faire référence à un ensemble de choses existantes ou non, mais pour instaurer une totalité signifiante, nous avons affaire au second type de sémiotique, celui des ensembles signifiants.

Ce dernier rassemble les discours qui « satisfont à des conditions de cohérence et d’intelligibilité indépendantes des réseaux du savoir associatif qui conditionne l’existence du sens dans la perspective d’une sémiotique du signe-renvoi. Ils échappent aux contraintes de la rationalité inférentielle. Leur signification se confond avec la hiérarchie des actes énonciatifs qui articulent, paradigmatiquement et syntagmatiquement, un ensemble fini de représentations sémantiques » (1997 : 89-90).

Ces deux pratiques discursives (non exclusives) sont donc fonction de la « possibilité du sens au respect d’un savoir associatif partagé ou à la prise en compte des relations structurales qui informent la substance du contenu » (Ibid.).

Généralement les œuvres littéraires présentent une organisation discursive propre à satisfaire l’exercice d’une sémiotique des ensembles signifiants. D’après J. Geninasca, « toute œuvre d’art, tableau, poème ou récit – pour autant qu’elle accueille une tendance à la représentation mimétique du monde – donne lieu à deux lectures simultanées : on y retrouve les réseaux isotopes compatibles avec le savoir associatif, mais par-delà l’illusion de réalité qui en découle, elle ne convoque les figures du monde qu’à seule fin d’exploiter leurs potentialités sémantiques » (1997 : 90). En effet, selon cet auteur, « il n’est pas d’objet esthétique qui ne présuppose une saisie sémantique » (1997 : 91).

La sémiotique des ensembles signifiants que J. Geninasca prône, nous oriente vers une deuxième conception de la fiction. En effet, celle-ci, de par son étymologie16, peut également être considérée comme une construction de langage qui met des figures en jeu. Constituant un plan spécifique de l’organisation du contenu - le plan figuratif - la mise en discours des figures se fait en suivant une syntaxe discursive, agencée autour de trois axes : spatialité, temporalité et actorialité. Pour construire un énoncé, un sujet énonciateur projette en dehors de lui, par le procédé du débrayage, un acteur dans des coordonnées spatio-temporelles. Ces trois fonctions figuratives : actorialisation, spatialisation et temporalisation sont « en lien d’une part avec une schématisation de la représentation du « monde » [en tant que simulacres des signes du monde naturel] et des « événements racontés » (des personnages agissant dans des situations spatio-temporelles), et d’autre part avec les trois marqueurs de l’acte d’énonciation (« je, ici, maintenant ») », comme l’explique L. Panier (2005).

Les figures du texte que l’énonciateur projette en dehors de lui grâce au débrayage, ont vocation de construire un monde que le lecteur est amené à actualiser à travers l’acte de lecture. B. Latour définit la Fiction comme suit : « Un énonciateur dont nous ne savons rien, s’envoie dans un narrateur et nous demande à nous, qui passons du rôle d’énonciataires à narrataires, de nous envoyer à sa suite dans un autre espace, […] dans un autre temps […] et de nous identifier à un autre personnage […]. Nous voici dans la Fiction, terme qu’il faut prendre dans le sens fort de modeler, feindre, peindre, figurer, façonner […]. Ce régime d’énonciation peuple de figures, de lieux et de temps les relations de l’énonciateur et de l’énonciataire. Qui est l’énonciateur ? L’ensemble de tous les rôles qu’il a inscrit dans le récit. Qui est l’énonciataire ? L’ensemble de tous les rôles que les récits lui ont prescrit ». La « passe » de ce régime d’énonciation se fait à travers le débrayage ou l’« envoi » défini par Greimas, et le sillage qu’elle laisse derrière elle consiste en un peuplement de figures.

Du côté de la réception, la première prise du lecteur sur le texte se fait par le figuratif et la saisie des grandeurs figuratives et de leur existence discursive constitue « le point de départ de la construction sémiotique du discours »(Panier, 2005). C’est par la figurativité que les textes littéraires s’offrent donc à la lecture puisque le texte propose notamment au lecteur la manifestation concrète de formes spécifiques du contenu à travers la figurativité même.

Il est alors important pour l’analyse sémiotique de s’interroger sur le statut de ces unités appelées « grandeurs figuratives » ou « figures » et d’observer leur mise en discours. Cela permet effectivement de préciser leur contenu, c’est-à-dire la manière dont le texte les utilise et les interprète, les transformations qu’elles subissent ainsi que leur prise en charge dans le discours. Cela vise également à examiner comment les dispositifs d’acteurs, de lieux et de temps organisent la signification. C’est en effet sur les grandeurs figuratives que s’appliquent les stratégies de cohérence et les opérations interprétatives qui instaurent l’ensemble signifiant du discours.

Dotées d’une identité aussi bien intra qu’intertextuelle, l’établissement du statut sémiotique des figures est complexe et passe par plusieurs étapes : identification, déploiement figuratif et sémantisation. Elles sont installées au sein de réseaux, de scénarios et de séries de type syntagmatique ou paradigmatique, selon le savoir commun ou la mémoire discursive du lecteur.

Dans la perspective de J. Geninasca que nous adoptons, la mise en discours est considérée comme « le résultat de la disposition singulière des grandeurs figuratives dans la totalité du texte » pris comme ensemble signifiant. En se référant à cet auteur, L. Panier explique qu’il s’agit en effet de « chercher la correspondance entre des formes perceptibles de ces dispositifs figuratifs, narratifs et textuels, observables à la lecture, et une organisation sémantique » (2005).

Ainsi nous est-il possible, en effet, de reconnaître et de segmenter dans le discours des parcours figuratifs, narratifs, des dispositifs d’énonciation énoncée, mais également des découpages textuels topologiques. Ces découpages et ces formes d’agencement des figures constituent, selon les termes de J. Geninasca auquel L. Panier se réfère, « un dispositif relationnel préalable (et indépendant) de toute interprétation, et contraignant par rapport à l’assignation d’une valeur à chacun des termes ». Ils fonctionnent en effet comme des propositions de segmentation du tout en parties, d’une part, et d’articulation de ces parties, d’autre part. L’interprétation consiste alors à « envisager les relations et les opérations proprement sémantiques correspondant à ces articulations figuratives »(Panier, 2005).

Dans un discours, le figuratif et sa cohérence discursive sont donc de première importance dans la construction de la signification. Comme le développe L. Panier, « du fait de leur mise en discours, ces éléments figuratifs, grandeurs figuratives, acteurs, temps et espaces, deviennent les formants dans (grâce à) la forme desquels s’articule une signification pour un sujet » (Ibid.). La signification se situe donc à l’intersection de la construction figurative et de la forme textuelle. Par ailleurs, « les transformations qui affectent les dispositifs figuratifs dans le discours attestent de la singularité d’un acte énonciatif et convoquent une instance d’énonciation » (Ibid.).

L’itinéraire de la figure et les transformations qu’elle subit du fait de sa mise en discours sont ainsi corrélatifs à différentes positions de l’instance énonciative. Car il n’y a pas de construction du figuratif sans construction de l’instance d’énonciation. Selon L. Panier, toujours, l’opération énonciative modifie le statut des grandeurs figuratives. Celles-ci deviennent relatives à l’enchaînement et à la forme du discours, en participant à l’articulation du contenu. Le discours devient ainsi une « chaîne figurative » à parcourir. Par l’acte de lecture, le lecteur explore les parcours figuratifs et la signification qui surgit de la mise en discours des figures. Pour lui, il ne s’agit pas seulement « d’adhérer aux références nouvelles proposées par le texte, mais d’être placé au foyer d’un mode singulier de structuration de la signifiance » (Panier, 2005).

Dans le cas des discours morcelés qui sont notre objet de recherche, l’effet produit par la mise en discours des figures est particulièrement intéressant à observer, justement à cause de la fragmentation. Dans notre travail, il nous sera possible de discerner le fonctionnement du figuratif grâce à l’analyse des œuvres qui composent notre corpus, en utilisant la conception du discours de J. Geninasca. Trois types de dispositifs sont susceptibles, selon lui, d’agencer les grandeurs figuratives et de fournir des formes interprétatives, à savoir :

  • Le dispositif figuratif, responsable des parcours des grandeurs figuratives déployées dans un texte. Leur sémantisation est l’effet de la mise en discours.
  • Le dispositif narratif, désignant les opérations et les transformations des acteurs. Il s’agit ici de voir comment les grandeurs figuratives sont mises en corrélation par le dispositif de la narrativité. La forme narrative du discours prend alors de l’importance en fournissant les règles d’une interprétation sémantique des dispositifs relationnels, préalables à l’interprétation des figures.
  • Le dispositif textuel, qui part de l’idée que l’objet textuel est un espace global découpé en parties ; il s’agit alors de comparer ou de poser l’équivalence entre des grandeurs figuratives qui sont mises en correspondance à partir de la disposition textuelle.

Dans notre perspective, l’analyse de ces trois dispositifs nous renseignera sur le rapport spécifique qui existe, dans le texte fragmentaire, entre, les composantes figurative, narrative et textuelle et l’instance d’énonciation dont le sujet est posé comme effet de discours. Par ailleurs, un phénomène supplémentaire lié à la figurativité, celui de l’intertextualité, se révèlera intéressant à observer chez Kadaré. Cela en raison de la transformation du contenu des figures et des changements de parcours que la présence d’éléments hétérogènes effectue lors de la mise en discours figurative.

Notes
15.

Eco définit comme monde possible « un état de choses exprimé par un ensemble de propositions où, pour chaque proposition, soit p, soit non-p. », (1985 : 165).

16.

Le mot « figure » est formé sur la racine du verbe fingere « modeler dans l’argile », qui a abouti en français à feindre→ fiction, figuline et effigie, selon le Dictionnaire culturel en langue française, tome II, entrée « figure », p.1003.