1.3.2. Récit et narrativité

Le récit de fiction est par ailleurs caractérisé par la narrativité, condition sine qua non de l’existence du récit. Celui-ci peut, en effet, être considéré comme « un message racontant une série d’événements intégrés dans l’unité d’une même action » (Dumortier, Plazanet, 1986 : 36).

Selon A.J. Greimas, J. Courtés, auteurs du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (désormais DRTL), la narrativité est une « propriété donnée qui caractérise un certain type de discours, et à partir de laquelle on distinguera les discours narratifs des discours non narratifs » (cf. E. Benveniste). Or ces deux formes n’existant presque jamais à l’état pur, il faut souligner qu’une certaine ambiguïté affecte la réflexion sur le récit.17

Pour beaucoup de chercheurs, par exemple, la conception de la narrativité est à placer à un niveau très général : le récit est une catégorie englobante subsumant toutes les formes d’expression qui représentent une action. Cela provient sans doute de la tradition aristotélicienne. Comme l’explique P. Ricoeur, chez Aristote, la mimèsis ou la représentation d’une action « donne la priorité au « quoi » (objet) de la représentation, […] par rapport au « par quoi » (moyen) […] et au comment (mode) […] » (1983 : 71). L’action paraît comme la « partie principale », le « principe » même du récit.

En revanche, G. Genette s’oppose à cette conception du récit qui met l’accent sur l’objet de la représentation. D’après lui, « la seule spécificité du narratif réside dans son mode, et non dans son contenu […]. En fait, il n’y a pas de « contenus narratifs » : il y a des enchaînements d’actions ou d’événements susceptibles de n’importe quel mode de représentation […], et que l’on qualifie de « narratifs » que parce qu’on les rencontre dans une représentation narrative » (1983 : 12-13). G. Genette voit donc, dans ces deux types d’organisation, deux niveaux discursifs autonomes au lieu de distinguer deux classes indépendantes de discours. Ainsi le récit est-il considéré généralement comme une entité dotée d’un plan de l’expression (le récit racontant auquel correspond la manière de narrer le récit), et d’un plan du contenu (le récit raconté auquel correspond le narré).

La terminologie désignant ces deux plans du récit varie énormément d’un auteur à l’autre : J.M. Klinkenberg oppose ainsi le « récit » au « discours », T. Todorov l’« histoire » au « discours », les formalistes russes la « fable » au « sujet », ces différences trahissant parfois des distinctions plus profondes, avec, parfois, l’émergence de sous-distinctions débouchant sur des modèles ternaires ou quaternaires (cf. G. Genette qui distingue, quant à lui, l’« histoire », le « récit » et la « narration »).

Afin de ne pas tomber dans la confusion que ce flou terminologique provoque, nous tenons à préciser pour notre part que nous préférons les termes de récit ou narration pour désigner le récit racontant, et histoire ou diégèse pour désigner le récit raconté.

Il faut noter que Tomachevski, représentant des formalistes russes, est l’un des premiers auteurs modernes à avoir établi une distinction claire entre l’ordre des événements figurés dans le discours et l’ordre de leur présentation dans l’œuvre. Il sépare ainsi « fable » d’un côté et « sujet » de l’autre. Pour lui, la fable représente « l’ensemble des événements liés entre eux qui nous sont communiqués au cours de l’œuvre » ; elle s’oppose au sujet « qui est bien constitué par les mêmes événements, mais [qui] respecte leur ordre d’apparition dans l’œuvre et la suite des informations qui nous les désignent » (1965 : 268). Autrement dit, « la fable c’est ce qui s’est effectivement passé ; le sujet, c’est comment le lecteur en a pris connaissance » (Ibid.).

Cette distinction va entraîner une approche divergente de la structuration du récit correspondant à deux positions différentes adoptées respectivement par la sémiotique narrative et la narratologie.

Ainsi, d’un côté, la narrativité, en tant qu’« organisation discursive immanente », est-elle devenue au fil des développements de la sémiotique narrative « le principe même de l’organisation de tout discours » (DRTL, 1993 : 248). Cela conduit en effet à voir dans tout texte une structure narrative plus ou moins explicite ; dans les genres narratifs comme le roman, le conte, la fable ou la nouvelle, et implicite dans les autres genres. Cette structure présuppose, « sous l’apparence d’un narré figuratif, l’existence d’organisations plus abstraites et plus profondes, comportant une signification implicite et régissant la production et la lecture de ce genre de discours » (Ibid.).

D’un point de vue paradigmatique, la sémiotique greimassienne situe la narrativité au niveau sémio-narratif du parcours génératif en établissant une relation entre les deux niveaux : celui des structures sémio-narratives et celui des structures discursives dont la conjonction définit le discours dans sa totalité. Dans son optique, les structures narratives profondes sont susceptibles de rendre compte du surgissement et de l’élaboration de toute signification. Elles constituent le « dépôt des formes signifiantes fondamentales » et prédéterminent les conditions de la « mise en discours ». Autrement dit, les structures narratives régissent les structures discursives. Dans la perspective de la sémiotique « standard », la narrativité est donc considérée comme « le principe organisateur de tout discours » (Ibid.).

Sur le plan syntagmatique, le modèle établi par V. Propp, se caractérisant par un passage du « méfait » au « rétablissement de l’ordre », permet notamment d’envisager une « logique » du récit. Ainsi, le texte peut-il être décrit comme un enchaînement logico-causal de fonctions prenant comme point de départ le manque, pour aboutir « à d’autres fonctions utilisées comme dénouement » (1970 : 112). La logique narrative s’impose ainsi d’emblée comme un moyen d’organisation globale du discours dépassant la structure des phrases. De fait, elle permet entre autres, « d’établir des liens à distance, parfois masqués par la segmentation et la succession des unités textuelles » (Fontanille, 1998 : 82).

Selon J. Fontanille, la narrativité ayant pris ses « origines » dans le principe structuraliste du « sens comme une différence », sont pertinents pour l’analyse les éléments susceptibles d’entrer dans un système d’évaluation et de construction de différences, lesquelles, saisies dans un texte, se présentent comme des transformations entre deux contenus, situés à divers endroits dans le discours ; par conséquent, d’une place à une autre, une catégorie se trouve « transformée, modulée, déformée ou inversée » (Ibid.).

De ce raisonnement découle le principe suivant : dans un discours, le sens n’est saisissable qu’à travers ses transformations. Dès lors, « comme tout récit repose aussi sur le même type de transformation sémantique, l’établissement de la signification d’un texte devient indissociable de l’étude de sa dimension narrative », souligne J. Fontanille. (Ibid.).

La généralisation de la narrativité, conçue comme le principe même de l’intelligibilité des discours, a ainsi permis de fonder la sémiotique du discours.

Or, l’activité narrative ne se réduit pas à la syntaxe des structures sémio-narratives ou à un enchaînement de fonctions mises au point par les théoriciens du récit. Ainsi, les transformations narratives ne sont-elles pas les seules possibles dans un discours : des figures, des ensembles sémantiques peuvent être également modifiés sans que cela se traduise par un changement narratif. Comme l’explique justement J. Fontanille, « le principe même de la transformation discursive doit donc être généralisé sans que cela entraîne une généralisation des structures narratives stricto sensu. Les transformations narratives ne sont qu’un des cas de figure possible des transformations discursives » (Ibid., p.83).

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point quand nous parlerons de la définition de la séquence narrative et de sa correspondance ou non avec la segmentation textuelle. De fait, dans plusieurs formes de découpage de notre corpus nous assistons à une modification du plan figuratif sans qu’un changement narratif ait lieu.

En revanche, en narratologie, la narrativité entre plutôt dans une perspective rhétorique18 et obéit à une stratégie de communication du narrateur. En tant que « délégué de l’auteur », celui-ci « joue » sur les différents constituants du mode narratif, à savoir : jeu de points de vue, liberté temporelle etc., en fonction de l’effet recherché. La narrativité dépend donc des modalités et des choix narratifs opérés par le narrateur.

En général, nous pouvons affirmer que la narratologie classique, dans le sillage de G. Genette, s’intéresse particulièrement au récit tel qu’il se présente à la lecture. L’analyse concerne alors principalement la nature et les fonctions du narrateur, la distance et la focalisation, la temporalité, la description, etc.

Pour notre part, et ce afin d’adopter une démarche sémiotique d’analyse, nous tenons à prendre en compte les rapports qui s’établissent entre la forme de l’expression et la forme du contenu. Nous distinguerons, à l’instar de G. Genette, le « récit » (représentation d’un événement ou d’une suite d’événements, réels ou fictifs, par le moyen du langage), l’« histoire » (l’objet du récit, ce qu’il raconte) et la « narration19 » (acte narratif producteur du récit qui, comme tel, prend en charge les choix techniques) (1972 : 71-72). D’après G. Genette, l’analyse du discours narratif peut se définir comme l’« étude des relations entre récit et histoire, entre récit et narration, et (en tant qu’elles s’inscrivent dans le discours du récit), entre histoire et narration » (1972 : 74).

Dans l’optique de notre problématique, la relation entre ces trois éléments mérite d’être observée précisément. D’une part, le récit s’offre directement au lecteur à travers une série de choix concernant la figure du narrateur, les modes de représentation de l’histoire et le traitement de l’espace et du temps. D’autre part, la narration, geste fondateur du récit, engendre la façon dont il est structuré et les différents modes de sa prise en charge par un narrateur. Enfin, en examinant le niveau de l’histoire, nous pouvons trouver des correspondances entre les deux plans de la signification.

En analysant plus spécifiquement le rapport entre narration et récit, nous pouvons également faire état des stratégies narratives de l’énonciateur qui sont déterminées, en partie à tout le moins, par le destinataire et l’effet qu’il s’agit de produire sur lui. La place particulière accordée à la narration par la tripartition de G. Genette peut, en outre, nous permettre de déterminer le degré de lisibilité d’un texte, et par conséquent de prévoir des formes de coopération du lecteur dans son rôle de récepteur du récit. En fonction de la place qu’occupe le fragment : sur le plan du contenu ou sur le plan de l’expression, de la fonction qu’il assure : argumentative ou narrative, de l’énonciateur qui le prend en charge : jouissant de la crédibilité du lecteur ou non, la coopération du lecteur ne sera pas la même. Elle apparaîtra parfois comme purement narrative, en lien avec la suite de l’histoire, parfois comme sensible, suivant en cela les changements thymiques que les découpages mettent en jeu, et parfois comme une forme du croire, jouant cette fois sur le contrat de véridiction qui s’établira entre les partenaires de la construction énonciative.

Notes
17.

En effet, ce terme désigne, selon les théoriciens qui l’utilisent, des sens contraires. Il peut aussi bien désigner, l’« histoire » en tant que « acte ou événement, passage d’un état antérieur à un certain état ultérieur », que la « transmission de cette histoire », ou le « discours narratif ».

18.

L’activité narrative ou narration, peut être conçue en narratologie de trois manières différentes : premièrement, comme typologie des figures du récit (cf. G. Genette), deuxièmement, dans une perspective de micro-analyse, en lien avec la linguistique (cf. A. Rabatel, L. Danon-Boileau), troisièmement, dans quelques développements plus récents de la narratologie, en lien avec la figure du lecteur (cf. R. Baroni). En ce qui nous concerne, nous allons privilégier à la fois les perspectives de G. Genette et de R. Baroni.

19.

C’est sur cet ensemble que sont fondées les bases de la narratologie classique.