1.3.3. Saisies et disposition textuelle

Nous nous intéressons, en dernier lieu, au dispositif textuel qui est un facteur important pour l’établissement de la signification globale d’un texte dans la mesure où il permet la mise en correspondance des grandeurs figuratives. Pour le lecteur, il s’agit de comparer et de poser l’équivalence entre les différents segments du texte afin de faire émerger un tout de signification.

Consacrant une part importante de sa théorie à l’organisation textuelle, J. Geninasca critique à cet égard la sémiotique narrative, qui, d’après lui, « était peu curieuse de la morphologie textuelle » (1997 : 11). Par conséquent, il est d’avis que l’étude de la narration est restée longtemps incomplète, étant donné que cette activité était dépouillée de sa complexité.

Pour lui, un texte littéraire (un roman dans le cas qui nous intéresse) se présente généralement comme composé de « syntagmes sériels », c’est-à-dire d’« énoncé(s) achevé(s) et complet(s) qui aurai(en)t la forme d’une suite finie de termes, qu’elles qu’en soient, par ailleurs, la nature linguistique et la dimension » (Ibid.). Il s’agit d’énoncés « relativement autonomes, articulés en un nombre n de termes définis, entre autres, par la place qu’ils occupent dans la chaîne syntagmatique » (1997 : 69).

Aussi, les chapitres d’un roman par exemple, sont-ils le « résultat d’une suite ordonnée de partitions d’un espace textuel global ». Ils obéissent à un certain principe d’organisation textuelle qui définit la forme de cohérence discursive qui doit être la leur. « Leur signification consiste dans la hiérarchie des actes énonciatifs dont dépend aussi bien la solidarité des espaces partiels d’un espace soumis à une suite ordonnée de partitions que celle des représentations sémantiques qu’on leur attribue » (1997 : 70).

Selon Geninasca, le syntagme sériel se prête, du fait de son organisation textuelle, à deux saisies simultanées : sémantique (saisie qui concerne les virtualités relationnelles des propriétés des grandeurs figuratives) et rythmique (ou impressive : saisie qui concerne les ensembles de configurations perceptives corrélées à des syntagmes tensifs et phoriques).

La première consiste notamment dans l’interprétation en termes de transformations sémantiques des découpages de la présentation narrative : elle ne présente pas les faits dans l’ordre chronologique de leur apparition, mais postule implicitement un rapport de présupposition entre eux. Ainsi, la mise en scène d’un scénario qui insiste sur la non succession des faits dans leur ordre chronologique, met-elle d’autant plus en évidence les relations qu’ils sont supposés entretenir. (cf. Vie, jeu et mort de Lul Mazrek).

La deuxième consiste à éprouver le texte à travers une suite d’« événements » thymiques dont il fournit la trace perceptible. Ainsi, peut-on envisager une structure discursive minimale qui « articule deux espaces textuels (contigus et complémentaires) sémantiquement équivalents et dont la succession syntagmatique est interprétable en termes de transformation. Passer d’une unité (discursive) A à une unité B, cela revient, pour le lecteur, à opérer une transformation qui le fait passer d’un état (cognitif et/ou pathémique) X à un état Y » (1997 : 93). On peut actualiser une structure minimale, vécue comme une séquence d’états tensifs et phoriques, faite d’attente, de surprise et de détente par exemple. Cette saisie est particulièrement en jeu dans notre corpus, notamment dans Chronique de la ville de pierre et Les tambours de la pluie, lorsque le passage d’un découpage textuel à un autre ne s’accompagne pas forcément d’un changement de la structure narrative, mais touche plutôt le lecteur d’un point de vue sensible par des effets de tension ou de détente provoqués par ce passage.

Dans la théorie de J. Geninasca, l’établissement de l’organisation textuelle d’un énoncé précède et conditionne donc son instauration comme discours. Les relations constitutives de l’organisation spatiale des segments d’un énoncé discursif définissent, une fois converties, les relations sémantiques à établir entre les énoncés coextensifs des espaces textuels partiels. Tout se passe, d’après lui, comme si à chaque relation qu’entretiennent les espaces partiels résultant d’une suite ordonnée de partitions, correspondait une instruction spécifique.

Geninasca distingue ainsi pour sa part trois types de relations : de complémentarité, de succession et de hiérarchie, qui, définies par le dispositif textuel, sont traduites en relations de nature sémantique. Ainsi :

1. la complémentarité de deux espaces textuels postule, entre les énoncés qui leur sont coextensifs, une relation d’équivalence sémantique ;

2. le passage d’un espace textuel à son complémentaire doit s’interpréter comme une transformation dont le sens est celui de la chaîne verbale ;

3. la relation hiérarchique, enfin, qui ordonne les couples d’espaces complémentaires, est l’expression de la hiérarchie des transformations dont dépend la cohérence, ou l’intelligibilité de l’énoncé global (1997 : 14).

Il apparaît donc, dans le cadre d’une description topologique de la cohérence discursive des « textes littéraires », que l’organisation du texte fonctionne, selon J. Geninasca, « à la manière d’une forme contextuelle, par elle-même dépourvue de sémantisme propre mais dont les postulats relationnels conditionnent l’instauration d’une totalité signifiante » (2004). En effet, d’après lui, « prétendre d’un espace textuel qu’il est convertible en une totalité signifiante cela revient à postuler l’isomorphisme d’un dispositif spatial et d’une organisation sémantique, dont une même forme topologique assurerait l’intelligibilité » (Ibid.).En d’autres termes, la structure spatiale propre au texte littéraire est, par elle-même, dépourvue de toute pertinence sémantique. Cependant, elle conditionne, sans pour autant les déterminer, les opérations énonciatives de la stratégie de cohérence. Informé d’une structure spatiale, le texte des discours littéraires oriente ainsi la quête et l’exploration des contextes les plus divers.

Résumons donc par cette citation de J. Geninasca qu’« un énoncé verbal, pour autant qu’il soit informé d’une organisation spatiale, acquiert le statut d’un texte discursivement interprétable. Devenu le lieu d’une opération de « transsubstantiation » qui, transposant les termes et les relations dont il est informé sur la dimension sémantique, il assure l’instauration de la totalité signifiante d’un discours » (2004).

C’est l’énonciation, qui, « articulant deux espaces textuels, installe entre les représentations qu’on leur assigne un rapport de transformation, les opérations énonciatives ayant pour corrélat celles des morphologies textuelles » (1997 : 93-94).

Concluons pour le moment que le concept de syntagme sériel permet de rendre compte de l’organisation, lors de la lecture, du champ des représentations. Des contraintes de cohérence et de lisibilité dépendantes de l’instance énonciative permettent la reconnaissance d’énoncés, qui « sans se confondre nécessairement avec l’une des unités constitutives de la structure discursive, reproduisent, en des endroits non prédéterminés, le principe d’organisation du texte global » (1997 : 79).

L’introduction des concepts de « saisie » et de « rationalité » dans l’instauration des objets sémiotiques littéraires montre en effet que « toute réflexion sur les figures rhétoriques présuppose une théorie, aussi élémentaire soit-elle, de l’énonciation et de son sujet » (1997 : 62). Ainsi, renouvelle-t-elle complètement la question de la communication littéraire (cf. infra) en mettant en évidence le rôle actif du lecteur dans la prise en charge du texte. Dans le cadre de notre travail, soulignons que la théorie discursive de J. Geninasca nous permet de déterminer le rôle des formes textuelles dans la prise en charge et l’instauration du texte comme « totalité signifiante » par le lecteur, ce qui se révèle très intéressant dans le cas des discours fragmentés.