1.4.2. Cohérence et émergence d’un discours

Soulignons d’emblée que la question de la cohérence occupe une place importante dans la théorie de J. Geninasca. Pour lui, la communicabilité d’un discours tient au fait que ce dernier « est intelligible et cohérent, intelligible parce que cohérent » (2004).

Dans son article intitulé Que la cohérence des discours littéraires échappe aux contraintes proprement linguistiques (2004), il rejette la conception classique de la cohérence du discours, c'est-à-dire : le discours en tant qu’« énoncé transphrastique et linéaire dont la cohérence dépend du caractère approprié des enchaînements ». Geninasca prend appui sur le cas des textes littéraires qui ne sont pas forcément transphrastiques (cf. certains poèmes qui ont la forme d’un syntagme énumératif indépendant de la syntaxe, ou encore le découpage des textes littéraires en parties, chapitres, strophes, etc., qui témoigne du statut non linéaire de leur organisation).

En effet, comme il l’explique, « l’enchaînement de leurs constituants y est visiblement subordonné à une organisation de nature hiérarchique. Le premier chapitre d’une seconde partie de roman entretient certes un rapport de succession matérielle avec le dernier chapitre de la première partie, alors que, de toute évidence, le rapport de succession sémantique, en l’occurrence, concerne les parties du roman. » La cohérence discursive proprement dite est, d’après lui, davantage « une question d’interprétation qu’une question formelle » (Ibid.).

Geninasca arrive donc à la conclusion qu’il « n’est pas possible d’envisager le discours comme le produit de règles assurant sa cohérence » (2004). Il défend au contraire la thèse selon laquelle la cohérence discursive est « indépendante des contraintes linguistiques ». En effet, concevoir le discours en tant qu’ensemble signifiant exige de ne pas le confondre avec la somme des phrases qui le composent ; cela postule, par conséquent, l’existence d’une (ou de plusieurs) structure(s) discursive(s), distincte(s) des structures phrastiques. Cela présuppose, également, l’existence d’une pluralité de langages corrélable à une pluralité de stratégies de cohérence, ces dernières étant déployées lors de l’acte de lecture.

Chaque lecture correspond, selon J. Geninasca, à un parcours interprétatif aux étapes définies : procédure de découpage, établissement de l’organisation textuelle, interprétation sémantique des relations spatiales, instauration des relations propres à la structure discursive, mais dont le tracé peut varier en raison tant des virtualités de l’objet textuel que de déterminations subjectives du lecteur. Ainsi, pour lui, « définir une stratégie de lecture ce sera entre autres, dans le domaine littéraire du moins, préciser les conditions de construction de la cohérence » (1997 : 15-16). Il appelle rationalité « les différents modes d’instauration de la cohérence, ou de la signification d’un texte » (1997 : 87).

Comme nous l’avons vu précédemment, J. Geninasca reconnaît deux types de sémiotiques, définissant deux modes de cohérence et d’intelligibilité (cf. supra : sémiotique du signe-renvoi et sémiotique des ensembles signifiants). Il y a donc, pour lui, deux manières d’instaurer un objet textuel comme texte, chacune d’elles engageant un type spécifique de rationalité. C’est ainsi qu’il distingue une rationalité pratique « de nature inférentielle », et une rationalité mythique qui « intègre les structures signifiantes à l’intérieur de la structure des discours littéraires » (1997 : 61).

La rationalité pratique se définit, selon J. Geninasca, par rapport à la seule saisie molaire. Cette dernière « s’arrête aux grandeurs constituées que définit un savoir associatif, socio-culturel ou idiolectal : figures, configurations, parcours figuratifs d’une sémiotique du monde naturel, concepts, ensembles conceptuels ». Cela veut dire que les totalités qu’elle constitue « sont intelligibles sans pour autant être signifiantes » (Ibid.).

En revanche, la rationalité mythique implique les deux saisies, molaire et sémantique. Cette dernière « concerne les virtualités relationnelles des propriétés de ces grandeurs » (1997 : 59). Dans cette perspective, la totalité des éléments a les propriétés d’une structure signifiante. Par conséquent, « les ruptures d’isotopies ne sauraient empêcher l’application des opérations énonciatives qui en assurent la cohérence » (1997 : 62). Rien ne s’oppose, selon J. Geninasca, « à ce qu’un énoncé se prête à deux lectures, qu’il satisfasse à la fois aux conditions de sens propres à une saisie molaire et à une saisie sémantique » (Ibid., p.60), attribut qui participe à l’organisation de la stratégie persuasive des œuvres.