1.4.2.1. Quelle cohérence pour le texte fragmenté ?

Comme dans tout texte, dans le cas des discours fragmentés qui nous intéressent, la structure discursive qui régit les différents découpages est un objet à construire à partir de la forme textuelle par une instance qui doit actualiser et interpréter les relations entre les parties ainsi découpées. L’organisation sémantique établie par le lecteur sera intelligible et signifiante, étant donné que celui-ci engagera la rationalité mythique impliquant les deux saisies, molaire et sémantique.

Cependant, un troisième type de saisie est particulièrement en jeu grâce à la procédure du découpage. Ainsi, l’identification de tensions présentes dans le texte par suite de cette procédure pourrait entraîner le lecteur vers la saisie dite impressive qui « met en relation des perceptions entre elles, et établit des configurations rythmiques, tensives et esthésiques » (1997 : 215).D’après J. Geninasca, « le concept de rythme [est] défini comme alternance prévisible et indéfinie, à l’intérieur d’une structure achronique, de tensions et de détentes, constitutives de ce qu’on pourrait appeler, un « état dynamique ». La valeur esthétique du rythme tient, sans doute, à l’isomorphisme qu’il instaure entre les configurations perceptives de l’objet et les états thymiques (tensifs et phoriques) du Sujet » (Ibid.). Dans le passage d’un découpage à un autre, le Sujet change donc d’état thymique.

Cette étape fait effectivement partie de la saisie de la signification dans le discours littéraire. Elle nous renvoie notamment à cette autre particularité du texte littéraire qu’est l’esthésie. Selon J. Geninasca qui traite particulièrement de ce sujet, les discours littéraires « ont cette propriété, généralement reconnue, d’être à la fois intelligibles et sensibles : ils satisfont à des conditions de cohérence en même temps qu’ils privilégient la dimension esthésique. Leur spécificité, à l’intérieur de la classe des discours non transitifs, tient à ceci que la saisie de leur signification présuppose la prise en compte des traits suprasegmentaux, prosodiques et rythmiques, de l’énoncé » (2004).

À partir de ces considérations, nous pouvons concevoir que la délimitation d’un texte, caractérisée entre autres par le changement d’isotopie et les phénomènes rythmiques qui en dérivent, peut relever d’une véritable fracture qu’il faut prendre en compte lors de l’interprétation. Nous pouvons ainsi observer, comme le suggère J.C. Coquet, « ce qui advient de l’identité des êtres ou des objets, ou le cas échéant la variation des formes, analyser leur rythme, leur prosodie etc. » (1997 : 145).

Dans le cas des discours fragmentés, la division du texte en fragments est donc un élément important à prendre en compte. La discontinuité occasionnée par la fragmentation peut notamment être lue comme un « écart », une « imperfection », nous amenant à nous interroger sur le type de saisie à laquelle il est fait appel. Est-ce que le texte propose par exemple une nouvelle règle de jeu « esthétique » ou le morcellement est censé produire de nouveaux chocs et d’autres fractures ? L’imperfection apparaîtrait alors, selon la célèbre formule de A.J. Greimas « comme un tremplin qui nous projette de l’insignifiance vers le sens » (1987 : 99).

Nous pouvons considérer que le découpage et les ruptures d’énonciation qui sont à l’origine de la fragmentation du texte forment des failles dans le discours, et entraînent des changements de types de saisies pour le lecteur par le montage des figures qu’elles suggèrent.

Il faut avoir à l’esprit que les différentes formes de fragmentation présupposent en même temps une division préalable du texte en segments ou entités provisoires : ce sont des séquences textuelles. Cependant, comme J. Geninasca l’a souvent fait observer, les « unités textuelles » ainsi obtenues ne sont pas des « unités discursives », parce qu’elles ne sont pas forcément pertinentes dans la perspective d’une interprétation sémantique. Parfois celles-ci constituent des entités à part entière, parfois elles se combinent entre elles en créant des entités plus larges entre lesquelles le lecteur est convoqué à établir des relations pour faire émerger un tout de signification ou discours, au sens donné à ce terme par J. Geninasca (voir supra). La première étape d’analyse est d’organiser l’ensemble du texte en séquences. Des critères discursifs sont théoriquement utilisés pour reconnaître ces séquences ou situations discursives : chacune d’elles correspond à un agencement particulier d’acteurs, de temps et de lieux. Habituellement, nous passons d’une séquence à une autre lorsqu’un nouvel acteur apparaît ou disparaît, lorsque le lieu ou la situation temporelle changent. Chaque découpage en tant que séquence textuelle met donc en discours des acteurs, des temps et des espaces propres.

Comme nous avons eu l’occasion de l’observer précédemment, ces trois dimensions de la composante discursive sont à considérer non pas comme une représentation descriptive du monde, mais comme les éléments de la forme du contenu. C’est pourquoi il convient de percevoir les relations que ces éléments entretiennent entre eux et la signification qui se dégage de leur mise en relation, pour analyser ensuite la forme du contenu dans chaque séquence.

Soulignons que par l’opération de la mise en séquences, il s’agit de fragmenter le premier ensemble textuel en unités plus petites. Or, ce qui est propre au texte fragmenté, c’est que la forme déjà découpée du texte constitue un préalable à l’organisation du texte en séquences discursives. En d’autres termes, les séquences textuelles formées par le découpage fonctionnent comme une forme contextuelle à prendre en compte dans l’interprétation.

Cependant, il faudrait bien évidemment distinguer la séquentialisation textuelle de la structure narrative proprement dite (cf. infra R. Baroni). La preuve de leur existence autonome est cette impression de piétinement narratif que l’on peut ressentir dans certains récits, même si nous passons d’une séquence à une autre.

En résumé, il est nécessaire de distinguer les séquences textuelles des séquences discursives et de la structure narrative. Mais, d’un autre côté, il s’agit de ne pas oublier que la segmentation constitue aussi une procédure de textualisation, « qui découpe le discours en parties, établit et dispose en succession les unités textuelles (phrases, paragraphes, chapitres, etc.), procède à l’anaphorisation, etc., en tenant compte évidemment de l’élasticité du discours » selon le DRTL (1993 : 324). La disposition intratextuelle que textualisation établit entre les divers découpages doit nous amener à considérer la manière dont la juxtaposition des différentes séquences (syntagmatisation) forme la structure d’une totalité signifiante. L’enchaînement des découpages engagera à son tour l’interprétation de l’énonciataire en ce qui concerne le type d’enchaînement qui le caractérise et le changement d’état cognitif ou thymique qu’il entraîne.

Le découpage textuel se révèle donc être un élément central dont dépend une série d’autres procédures d’analyse. S’il a un statut à part entière en raison des éléments figuratifs qu’il met en discours, il intervient également dans la syntagmatisation de la structure d’ensemble où il peut jouer ou non un rôle dans le développement des structures narratives. En revanche, son fonctionnement apparaît moins étudié quant à sa saisie et aux effets de sens qu’il produit sur le lecteur. C’est ce que nous essayerons de comprendre dans le présent travail.

Nous avons vunotamment que d’après J. Geninasca, le discours est la prise en charge, la saisie/construction qu’effectue l’instance énonciative à partir de l’objet textuel. L’actualisation de certaines virtualités de cet objet et l’organisation discursive que l’énonciataire fait par l’acte de lecture permet l’émergence d’un ensemble signifiant. Ce mécanisme qui est valable pour le fonctionnement général du discours, l’est d’autant plus pour les discours morcelés. Seulement dans ceux-ci, l’effet d’énonciation produit est différent à cause de la fragmentation du discours. De ce fait, les différentes formes de découpages qui présupposent des formes d’agencement des figures, constituent un dispositif relationnel préalable à toute interprétation. Tout en déroutant le lecteur, la fragmentation l’amène cependant à trouver une cohérence de sens, à adopter une saisie sémantique au détriment et/ou à côté d’une saisie molaire, en plus de la saisie rythmique qui est particulièrement à l’œuvre dans les textes fragmentés.

En d’autres termes, par les corrélations sémantiques que le lecteur doit établir à partir de la morphologie textuelle entre différents pôles d’énonciation et des ensembles de figures que les découpages mettent en place, nous pouvons émettre l’hypothèse que la mise en discours des textes morcelés guide le lecteur vers un autre système de sens, non pas linéaire, mais textuel. Tout en rendant plus difficile la reconstruction de la fabula, le texte fragmenté oriente donc le lecteur vers un autre régime de signification.

Par exemple, cela peut amener le lecteur à voir dans les disjonctions et conjonctions successives que provoque la mise en discours des différents découpages un principe paradigmatique d’organisation narrative. Si nous partons du postulat qu’à chaque point du syntagme se profile un paradigme possible, nous pouvons reconnaître dans les différents découpages des projections de paradigmes dans le syntagme, mélangeant par conséquent différentes strates de temps, d’espaces et d’acteurs.

Résumons donc en suivant J. Geninasca que le repérage des ruptures, des liens et des transitions de la segmentation constitue la première étape de l’analyse sémiotique. Dans un but d’analyse, nous sommes amenée à rechercher des unités significatives ainsi qu’un mode particulier de leur organisation.