1.4.3. Structuration globale du texte et acte d’énonciation

D’après J. Geninasca l’interprétation d’une structure discursive ne relève pas directement d’une analyse sémantique des énoncés constitutifs de l’énoncé global : « elle n’est pas la somme d’interprétations partielles et locales […] » (2004). Au contraire, elle présuppose la mise en place de certaines relations et l’exercice de certaines opérations énonciatives. Combinée avec les procédés textuels, la structure discursive informe l’objet textuel, l’instaure comme texte, tout en définissant « un ensemble de contraintes sur la sélection et l’établissement des représentations sémantiques » (1997 : 96). L’énoncé discursif est donc la manifestation d’un acte de discours actualisé par la lecture. De ce point de vue, l’auteur d’un côté et le lecteur de l’autre, remplissent, « quoi que différemment, les rôles d’énonciateur et d’énonciataire que subsume, par définition, le sujet de l’énonciation » (Ibid. p.93).

Les liens établis entre les structures discursives et les configurations subjectives effectuées par l’énonciataire, conduisent, selon J. Geninasca, à rechercher à quelles conditions il est possible « d’interpréter les transformations observables au plan de l’énoncé et les changements d’« états » dont l’acteur énonçant est, en sa position de sujet énonciataire, le lieu » (1991 : 248).

En élargissant quelque peu cette conception, nous pouvons affirmer que le discours doit son existence à l’acte énonciatif du lecteur qui l’informe comme un tout de signification. Comme l’affirme J. Geninasca lui-même, le discours « n’est tout entier ni dans l’objet, ni dans le sujet. Sa « réalité » est fonction des « réponses » qu’un objet textuel peut apporter aux attentes définies par la compétence d’un sujet » (1997 : 94). En d’autres termes, la signification d’un discours est dans l’acte d’énonciation, la composante de l’énonciation étant ici prise du côté de l’énonciataire. La cohérence du discours est ainsi établie par un projet de lecture, un acte énonciatif appliqué à l’objet textuel. L. Panier souligne à juste titre que « lire en sémiotique, c’est construire un discours. […] La lecture sémiotique actualise tout à la fois le discours et son sujet. La sémiotique discursive est aussi une sémiotique de l’énonciation conçue comme l’acte qui donne lieu à l’ensemble signifiant du discours et aux conditions de sa cohérence » (2005).

J. Fontanille, quant à lui, précise que spécifier le domaine de l’énonciation, c’est d’abord le dégager de trois autres domaines avec lesquels il se confond trop fréquemment : celui de la communication, celui de la subjectivité et celui des actes de langage. Selon lui, dans l’histoire récente des sciences du langage, on observe un curieux face à face entre deux grandes tendances :

1. D’un côté, les héritiers des travaux de Benveniste, représentant la tradition européenne, qui « défendent la nécessité d’une composante énonciative en linguistique ». Leurs travaux ont surtout insisté sur le développement de l’appareil formel de l’énonciation, sous la forme d’une énonciation énoncée (acteurs, espaces et temps de l’acte d’énonciation représentés dans l’énoncé), ainsi que sur une typologie des instances de l’énonciation (narrateurs, observateurs, acteurs et lecteurs modèles, etc.).

2. De l’autre côté, les héritiers de la tradition anglo-saxonne, et notamment le courant logiciste et cognitiviste, qui ne tiennent pas compte de cette notion. « La question de l’énonciation est alors masquée par celle de la communication, réifiée sous forme de « situation de communication », ou noyée dans une composante pragmatique du langage, où elle se confond avec celle des actes de langage » (1998 : 257-258).

L’ambiguïté provient également d’une « mauvaise » lecture de Benveniste. Comme l’explique J.C. Coquet, « bien que Benveniste ait opposé « énonciation historique » à « énonciation de discours », ou « énonciation non subjective » à « énonciation subjective », l’énonciation était par commodité rabattue sur le discours et le discours à son tour sur l’échange oral (la communication) » (1997 : 111).

Pour résumer, nous pouvons souligner que deux conceptions de l’énonciation s’opposent selon que l’on distingue une conception « restreinte » qui consiste en un repérage des marques du sujet dans l’énoncé, et une conception plus « étendue », qui envisage l’énonciation comme un acte « mobilisant des stratégies argumentatives, discursives et persuasives où l’accent porte tant sur le destinataire que le destinateur »24.

Il faut souligner que, d’un point de vue sémiotique, l’énonciation peut être envisagée de deux manières différentes. La première correspond à une vision « verticale », à un parcours où la « mise en discours » assure le passage des structures profondes sémio-narratives aux structures discursives de la manifestation. Une deuxième vision, horizontale, correspond à la présence de traces ou de figures dans un texte qui apparaissent comme le résultat du travail de l’instance de l’énonciation. Le mode d’existence de cette dernière est d’être le présupposé logique de l’énoncé. L’énonciation énonçante ou énonciation primaire est donc l’instance présupposée par tout énoncé, et ne figure pas dans celui-ci, par définition.

Cependant, à côté de cette énonciation proprement dite ou énonciation énonçante, il faut distinguer l’énonciation énoncée qui installe, de manière simulée, la présence et l’activité des sujets parlants, celles du narrateur et celle des personnages qui reçoivent la totalité de leur définition des énoncés eux-mêmes. Il s’agit donc d’un simulacre imitant, à l’intérieur du discours, le faire énonciatif.

Nous distinguerons également l’« énonciation non énoncée ». Elle correspond à la « voix du texte » ou au narrateur non représenté (cf. infra : les collages).

Dans cette perspective, le récit en tant qu’ensemble d’énoncés, est produit par l’énonciation énonçante. L’énonciation énoncée, niveau où se trouve le narrateur, correspond à la manière selon laquelle l’énonciateur présente cette histoire à son lecteur. Quant à l’énonciation non énoncée, c’est une autre forme de l’intervention de l’énonciateur dans le texte. Enfin, l’énoncé énoncé coïncide avec l’histoire racontée, le « récit » ou le « narré » selon la terminologie de G. Genette (voir infra).

La sémiotique du discours qui est notre domaine dans ce présent travail, comporte donc, dans la notion d’énonciation, aussi bien les opérations énonciatives que la représentation du « personnel » d’énonciation dans le texte. En effet, notre démarche a pour objectif d’associer une sémiotique de l’énoncé, qui concerne les articulations internes au texte, et une sémiotique de l’énonciation, centrée sur les opérations de la mise en discours, y compris et avant tout par la lecture.

Cependant, comme le souligne J. Fontanille, l’énonciation ne se limite ni à la question de la « voix » ni à celle des « marques » de l’instance du discours. La « voix » ne rend compte que de la dimension pragmatique de l’énonciation, à laquelle il faut ajouter une dimension cognitive et une dimension thymique. Selon lui, « le propre d’une théorie sémiotique de l’énonciation est de fournir les procédures de reconstruction qui permettent de saisir l’acte d’énonciation bien au-delà des marques morphologiques ou, si l’on veut, d’étendre la notion de marques énonciatives à l’ensemble des opérations de la mise en discours » (Fontanille, 1989 : 107).

Rappelons que nous sommes ici dans une théorie sémiotique qui se définit comme une théorie de la signification25. Son souci premier est « d’expliciter, sous forme d’une construction conceptuelle, les conditions de la saisie et de la production du sens » (DRTL, 1993 : 345). Dans notre optique, il s’agira d’examiner la signification de l’organisation discursive du texte fragmenté dans son rapport à l’instance de l’énonciation. La conception sémiotique du discours, envisagé comme une interaction entre production (par un sujet énonciateur) et saisie (ou interprétation, par un autre sujet énonciataire), nous amènera à considérer comment la mise en discours particulière du matériau signifiant dans les récits éclatés peut conditionner les stratégies énonciatives et les pratiques de lecture de l’énonciataire.

Il faut souligner que les deux instances que comporte la structure de l’énonciation – « cadre implicite et logiquement présupposé par l’existence de l’énoncé » – rentrent dans une perspective de construction du discours. Respectivement destinateur et destinataire implicites de l’énonciation, ces deux instances sont amenées à interagir. Remarquons cependant qu’elles sont différentes du narrateur et du narrataire, ces derniers étant reconnaissables à l’intérieur de l’énoncé et installés explicitement dans le discours grâce au procédures du débrayage.

Dans le processus de coopération, il faut noter le rôle actif joué par l’énonciataire : celui-ci est, par définition, un actant conforme au texte, et non une classe inépuisable d’acteurs individuels. Il désigne l’instance de la réception du message ou du discours. Cependant, il « n’est pas seulement le destinataire de la communication, mais aussi le sujet producteur du discours, la « lecture » étant un acte de signifier au même titre que la production du discours proprement dite » (DRTL, 1993 : 125).

La sémiotique considère en général la lecture comme une « sémiosis, une activité primordiale qui a pour effet de corréler un contenu à une expression donnée et de transformer une chaîne de l’expression en une syntagmatique de signes. Une telle performance présuppose une compétence du lecteur, comparable, quoique non nécessairement identique, à celle du producteur du texte » (DRTL, 1993 : 206). Elle est liée à une compétence de faire réceptif et interprétatif du lecteur-énonciataire qui reste implicite lors de la lecture ordinaire.

Le principe de coopération textuelle et le rôle joué par l’énonciataire ont été bien illustrés par U. Eco. Celui-ci considère que le texte est « une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc » (1985 : 27). Tel qu’il apparaît dans sa surface, le texte « représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire » (Ibid., p.61). Autrement dit, un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner. Il postule donc la coopération du lecteur comme condition d’actualisation. Doté d’un « mécanisme génératif », il met en œuvre une stratégie prévue pour un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle. Le Lecteur Modèle représente d’après Eco, « un ensemble de conditions de succès ou de bonheur, établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel » (Ibid., p.77).

Il est évident que dans la conception de Eco, la coopération textuelle est un « phénomène qui se réalise entre deux stratégies discursives et non pas entre deux sujets individuels » (Ibid., p.78).

Concluons pour le moment, en nous référant aux propos de D. Bertrand, sur le fait que dans une sémiotique de la lecture, le lecteur « n’est plus cette instance abstraite et universelle, simplement présupposée par l’avènement d’une signification textuelle déjà là, qu’on nomme « récepteur » ou « destinataire » de la communication : il est aussi et surtout un « centre de discours », qui construit, interprète, évalue, apprécie, partage ou rejette les significations » (2000 : 15). Dans le chapitre qui suit, nous aurons l’occasion d’observer les rôles spécifiques qu’il assume dans les textes fragmentés.

Notes
24.

Dictionnaire du littéraire, (2002), entrée « Énonciation ».

25.

Nous faisons ici référence à la distinction théorique entre sémiologie de la communication et sémiologie de la signification.