2.2. Caractéristiques externes. Le fragment comme expression

2.2.1. Les « observables » de la fragmentation

Il faut souligner que la structuration du texte artistique est un processus complexe qui implique des discontinuités textuelles, le télescopage d’énonciations, la disjonction d’une unité puis l’amalgame avec d’autres éléments, etc. Dans le cas des discours fragmentaires qui nous intéressent, la perception discursive du récit est liée à plusieurs facteurs qui nous semblent d’une importance capitale.

Il s’agit premièrement de sa réalité « textuelle ». Associée à une procédure de découpage pas toujours « conventionnelle » des limites internes de l’ensemble, et accompagnée ou non d’un changement de typographie, la fragmentation du texte chez I. Kadaré soumet à la vue des passages assez courts juxtaposés ou enchâssés dans des chapitres numérotés.Sur le plan de la perception, ces fragments rentrent en opposition avec le reste des découpages par leur brièveté. En effet, souvent, ils ne constituent qu’un ou quelques paragraphes, séparés par ailleurs par des pages blanches. Ils s’insèrent dans la totalité textuelle d’une manière que l’on qualifierait, en apparence, d’arbitraire.

Il faut noter que de nombreux signes remplissent dans un texte une fonction démarcative, de même que dans le code oral un « énoncé » est repéré par un contour mélodique qui lui est propre. Ainsi, les artifices de typographie, la disposition en alinéas, en paragraphes, en chapitres – « invitent, en effet, le lecteur à faire attention au « blanc », à la segmentation de l’œuvre », ainsi que le souligne J.C. Coquet dans sa Sémiotique littéraire (1973 : 52). Or, quand le découpage s’éloigne des codes ou des praxis énonciatives déjà existants, on obtient d’autre formes, plus originales, ressemblant à des fragments de textes, mais dont le statut n’est pas clair. Elles apparaissent dans notre corpus sous la forme de « fragments de chronique », de « propos d’inconnus », d’« extrait de l’instruction ultérieure » pour citer quelques formes intitulées dont les titres, présents dans le texte, explicitent le « genre » auquel elles appartiennent ou le mode énonciatif qui les régit. D’autres formes de fragments, non intitulées, mais ressemblant à des micro-récits, à de simples passages retranscrivant notes, journaux intimes, morceaux de lettres, thèses, souvenirs, documents, enregistrements, etc. sont également présentes dans notre corpus. Parfois ces différents types de fragments sont accompagnés d’un changement typographique comme la mise en italiques ou entre parenthèses.

D’un autre côté, ces différents découpages mettent parfois en jeu des formes textuelles appartenant à des genres discursifs différents : dans notre corpus on trouve par exemple des morceaux de journaux intimes, de la correspondance épistolaire, des quotidiens de presse, de la chronique, etc. Cependant, nous pouvons noter qu’en fonction de la présence ou de l’absence du paratexte, nous pouvons distinguer d’une part les genres « déclarés » comme tels, et d’autre part, les formes que l’on reconnaît par l’usage.

Pour résumer, deux principes de repérage nous permettent de distinguer les fragments du reste du texte : tout d’abord un repérage « matériel » nous aide à classer les fragments premièrement selon les marques du paratexte (présence de titres vs absence de titres), deuxièmement selon la présence et/ou l’absence de marques typographiques (italiques vs romain), et troisièmement selon leur longueur/brièveté ( longs vs courts) ; ensuite, un repérage stylistique nous permet de distinguer des genres divers dans les fragments.

Or, les caractéristiques externes des discours fragmentés (brièveté, changement de typographie, dénomination différente etc.) ne définissent pas à elles seules le phénomène de la fragmentation. Elles en constituent uniquement les observables. Afin de saisir le fonctionnement des différents types de fragments présents dans notre corpus, nous essayerons de les prendre en compte dans toute leur complexité, en relation donc avec d’autres notions qu’ils mettent en jeu.