2.2.2. Délimitation et découpage des fragments

Commençons par considérer que la délimitation est présente dans tout texte. Elle constitue une caractéristique inhérente à celui-ci, car il existe une claire tendance des genres narratifs au découpage. En effet, le texte artistique est pénétré par un nombre de frontières qui le segmentent en fragments (cf. séparation en chapitres, paragraphes, etc.).

Le concept de limite que le découpage met en jeu se manifeste dans notre objet d’étude, le roman, au moyen de deux éléments structurels nécessairement présents : le début et la fin (limites externes) qui forment le cadre de l’œuvre littéraire. De fait, un roman est caractérisé par cette propriété essentielle qui est d’avoir une forme, c’est-à-dire un commencement, un milieu et une fin. En outre, la limite se manifeste par la séparation en chapitres qui apparaissent dans la structure du texte (limites internes). C’est justement à ces dernières et à leur organisation que nous nous attachons, étant donné qu’elles présentent une certaine originalité dans notre corpus. Prenons un exemple pour illustrer nos propos.

Envisageons par exemple le cas quelque peu particulier de la chronique (cf. « fragments de chronique » dans Chronique de la ville de pierre). Ce type de texte est délimité, selon I. Lotman, seulement d’un point de vue – celui du début. D’après lui, les chroniques ne peuvent se terminer. En effet, l’inachèvement du texte devient ici une « transgression de la structure », ce qui constitue un moyen de dynamisme de sa structure. En conséquent, une tension apparaît entre l’effet de « chronique » – par l’ouverture à laquelle elle invite –, et l’effet de « clôture » propre à tout récit, produit par la matérialité du texte.

Dans notre corpus, la chronique est présente, en outre, de façon fragmentée. De fait, c’est à des fragments de chronique que nous avons affaire. La tension produite par la clôture de chaque fragment est ainsi fortement soulignée. Elle produit notamment un effet d’interruption, de coupure, de discontinu qui est d’ailleurs renforcé par des points de suspension que l’on trouve au début et à la fin de ces fragments de chronique. En effet, s’interrompant sur un simulacre de coupure qui leur confère un caractère d’inachèvement, d’incomplétude et d’aléatoire, ceux-ci apparaissent comme de vrais fragments tout comme les pages du journal intime dans Le Général de l’armée morte. Les limites internes dans ces exemples semblent en effet obéir à un certain souci de mimétisme : passages courts, caractérisés par des ruptures d’isotopies, ils traduisent l’idée de fragment en tant que « passage extrait de » (Larousse 2008), catégorie à laquelle ils sont censés appartenir.

La fragmentation est ainsi doublement présente dans notre corpus : d’abord, au niveau global, parce que les morceaux de chronique ou autres formes de fragments sont juxtaposés à d’autres formes de récit. Par conséquent, leur mise en présence crée un effet de tension ; ensuite, au niveau local où des simulacres de coupure mettent en scène une autre forme de fragmentation en dessinant de nouvelles limites à l’intérieur du récit.

Comme nous pouvons le constater, la fragmentation touche en premier lieu le matériau textuel. Il s’agit donc avant tout d’une fragmentation textuelle qui soumet d’abord à la vue du lecteur une discontinuité sur le plan de la perception en même temps qu’elle rompt, momentanément, le processus linéaire de la lecture. La présence morcelée du texte par les interruptions et les ruptures qui la caractérisent constitue ainsi une transgression qui vient de la fragmentation : elle propose du discontinu là où le récit classique met du continu. A partir de la manière dont le texte se présente, le lecteur est face à un espace textuel fracturé fait de ruptures, d’espaces blancs, de changements de typographie, de collages, etc.

Cependant, il faudrait souligner que ce type de présence textuelle propose au lecteur un jeu de cadres à l’intérieur de l’espace textuel. Chaque fragment apparaît en effet encadré ou non par des éléments para-textuels (présence ou absence de titres) et l’ensemble résulte d’un jeu de différents cadres, emboîtés, juxtaposés, alternés etc. Un effet de montage qui permet la mise en relation des éléments ainsi dispersés est à l’œuvre dans le récit. Mais un deuxième effet est créé par l’encadrement ou non des fragments : il s’agit d’une certaine « mise en profondeur » de certains éléments, d’une mise en abyme.

Ce qu’il importe de noter, c’est le fait que cette forme fragmentée constitue ce à partir de quoi le texte impose une saisie et une interprétation pour le lecteur. Dans le processus linéaire de la lecture, ce dernier sera en effet amené à prendre en considération l’organisation formelle du texte (en l’occurrence sa forme fragmentée et les effets de sens qu’elle produit) et à élaborer des stratégies de lectures à partir de celle-ci.