2.2.4. Formes textuelles et pratiques discursives

Quand nous parlons de la variété des formes textuelles dans notre corpus, nous tenons compte de nombre d’entre elles, comme par exemple la présence de chroniques, de journaux intimes, de correspondance épistolaire, de quotidiens de presse, de documents officiels, de pièces d’archives, de thèses, d’affiches, etc.

Nous assistons avec ces formes à l’introduction d’une autre pratique discursive dans un ensemble donné. Si nous attachons de l’importance à cette hétérogénéité de genres ainsi obtenue, c’est parce que chacune d’elles instaure un rapport particulier avec le lecteur qu’elle présuppose en affectant le processus de lecture lui-même. Ainsi, pouvons nous imaginer que le lecteur final du récit, se double lorsqu’il se trouve en face de morceaux écrits relevant d’un journal intime, d’un quotidien de presse etc. Dans notre corpus, l’acte de lecture même est mis en scène : ainsi voyons-nous (lecteur final) un acteur du récit lire un fragment écrit dans le récit. Il s’agit d’une mise en abyme de l’acte de lecture où l’on a affaire à de « la lecture dans le texte ». Ainsi le lecteur du Dossier H, du Général, de la Chronique, du Monstre lit à la fois un récit et des commentaires sur lui. Lecture d'une lecture, en abyme donc.

Mais l’acte d’écriture est également mis en scène dans certains cas (cf. lettre, chronique, quotidien de presse, thèse, etc.). Par la mise en présence des morceaux ci-dessus nous assistons à la forme réalisée du processus d’écriture, pris en charge par des scripteurs, des chroniqueurs etc. Comme nous le verrons plus loin, cela constitue même une subversion du principe réaliste socialiste qui nie le rôle individuel de l’auteur au profit du genre même que constitue cette doctrine (cf. infra : note n° 92).

En outre, l’introduction d’autres formes écrites appartenant à une autre pratique discursive que le récit global n’est pas anodine et peut par exemple, créer un effet de « profondeur » et de « feuilletage » du texte. Leur juxtaposition textuelle crée des différences qui sont difficiles à rendre cohérentes pour le lecteur.

Enfin, toutes ces formes participent à la véridiction en tant qu’éléments de construction, de pièces à conviction pour le lecteur. En effet, le lecteur ne lit pas seulement un récit fait par un narrateur qui serait un point fixe pour la véridiction, le récit lui « montre » des pièces d’information dont l’impression de réel qui s’en dégage crée des effets de validité. L'inscription d’autres genres textuels par le mode d’énonciation qui les prend en charge brouille donc, d’une part, le rapport simple du lecteur au texte, et convoque d’autre part, ce même lecteur à construire une signification ainsi fragmentée et feuilletée.

Tel est le cas dans Chronique de la ville de pierre par exemple, où des fragments d’autres discours viennent s’ajouter à celui du narrateur en multipliant les modes discursifs de la présence de l’énonciateur. Celle-ci se diffracte entre l’intimité de la conscience individuelle : le « je expérientiel » de l’enfant, narrateur-personnage, au savoir « universel » des énonciateurs des « propos d’inconnus », en passant par le « je performatif » de la vieille Sose. Ces différents modes discursifs de l’instance de l’énonciation permettent ainsi d’articuler l’expérience « subjective » et la vérité « objective » : si pour le premier, l’expérience est maximale et la valeur de vérité minimale, pour le second, c’est l’inverse qui est le cas. Comme le souligne P.A. Brandt, « cette proportion inverse des […] autorités de l’énonciation est précisément ce qui crée le lien entre énonciateur et énonciataire : si l’énonciateur fait valoir un contenu expérientiel, une expérience subjective, l’énonciataire doit répondre de la valeur de vérité objective correspondante et compléter ainsi ce qui fonde la possibilité du dire comme par une évaluation et une validation complémentaire ; si l’énonciateur fait inversement valoir un savoir absolu et péremptoire, c’est à l’énonciataire de le traduire en termes d’expériences correspondantes » (2002 : 672). La variation des modes discursifs révèle dans ce roman un jeu de construction énonciative faite d’accumulation de différents fragments et qui participe également à la stratégie argumentative.

Signalons maintenant une forme supplémentaire qu’il convient d’examiner en plus des formes citées ci-dessus. Dans Le Général de l’armée morte notamment, un passage assez court – moins d’une page, prend la forme d’un conte. Il s’agit d’un chapitre non numéroté qui commence par : « Il était une fois un général… » et obéit au contraintes du genre qu’il représente. Il est intéressant d’observer sa fonction dans le texte et la dialectique qui s’installe entre la contraction du conte et l’expansion du roman en tant que pratiques discursives différentes. S’il reprend les mêmes figures que le récit, sa forme résume pour le lecteur l’ensemble du récit en même temps qu’elle introduit pour lui une autre dimension : autodérision et rapprochement. Par ailleurs, un effet de « merveilleux » et de « distraction », inhérents au genre même du conte est ainsi transmis à l’ensemble du récit (cf. infra).