2.2.4.1. La mimésis formelle

Souhaitant analyser la convocation dans notre corpus des différents genres que nous venons d’exposer ci-dessus, nous nous référerons ici à la notion de mimésis formelle, élaborée par M. Glowinski. C’est pour nous l’occasion d’examiner de près l’une des formes textuelles les plus intéressantes dans notre corpus, présente dans Chronique de la ville de pierre. Dans ce roman, nous avons mis en évidence l’utilisation du genre journalistique dans les « fragments de chronique » (cf. infra). Mais la mimésis formelle recouvre également l’utilisation du Journal intime, comme c’est le cas dans notre corpus, notamment dans Le Général de l’armée morte, Les tambours de la pluie ou encore dans Le dossier H.

En effet, cette notion caractérise généralement les récits à la première personne. Partant de l’idée qu’une œuvre littéraire vise à traduire une certaine « signification globale » par sa composition, M. Glowinski développe la thèse selon laquelle « le roman à la première personne imite diverses formes d’expression (certaines non littéraires) selon un mode spécifiquement littéraire » (1992 : 238).

Il définit la mimésis formelle comme une « imitation, par le moyen d’une forme donnée, d’autres modes de discours littéraires, paralittéraires et extralittéraires, ainsi que, selon un procédé relativement commun, du langage ordinaire » (Ibid.). Nous avons donc affaire, d’après lui, à un certain type de stylisation. M. Glowinski entend par imitation une « collision violente de règles hétérogènes. Dans l’opération, la forme qui accomplit l’‘imitation’ joue un rôle actif, car, sous l’apparence d’une reproduction plus ou moins complète, elle introduit les éléments ‘imités’ à l’intérieur du champ que régissent ses structures propres » (Ibid.).

Tel est le cas d’un roman qui prend par exemple pour modèle à imiter la structure d’un Journal intime ou celle des Mémoires. Le roman prend à son compte, « fictionalise » cette structure, et en conséquence fait apparaître des caractéristiques différentes de celles que manifestait le modèle dans son domaine d’origine. « La mimésis formelle ne se fonde donc jamais sur une assimilation totale ou sur un transfert complet des principes structurels d’un mode d’expression dans un autre. Elle se ramène plutôt à un ensemble d’analogies qui doivent suggérer l’identité, mais en même temps témoigner de l’impossibilité d’atteindre cette identité » (Ibid., 234-235).

Les éléments sur lesquels « porte l’‘imitation’ sont toujours de ceux qui permettent à la signification de s’élaborer » (Ibid.). Il s’agit là d’une question de structure. La mimésis formelle peut se fonder sur des formes d’expression historiquement reconnues, aussi bien orales qu’écrites.

Selon le type de récit à la première personne, des éléments différents se trouvent mis en évidence : « il s’agit tantôt de la personnalité du locuteur, tantôt de sa situation dans l’instant de la narration. Mais chaque fois que tel ou tel élément est souligné, il devient l’instrument d’une distinction essentielle » (Ibid., p.241). En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman ; il y apporte son langage propre, stratifiant donc son unité linguistique. Cela peut contribuer à réfracter les intentions de l’auteur.

A la suite de M. Glowinski, nous posons comme hypothèse que les « fragments de chronique » dans Chronique de la ville de pierre imitent dans leur forme un quotidien de la presse écrite, ce qui a pour effet d’accréditer l’illusion référentielle. La juxtaposition et le collage des phrases veulent « imiter » les différentes « rubriques » présentes dans un journal. Plusieurs énonciateurs, plusieurs points de vue « cohabitent » dans nos « fragments de chronique », tout comme dans la presse écrite qu’ils veulent « copier ». Nos « fragments de chronique » suppriment par ailleurs des éléments tels que la date et la signature du journaliste. Mais en général, ils présentent des analogies avec ce genre écrit que constitue le journal comme publication périodique. Cette notion de périodicité est d’ailleurs illustrée dans le roman par la fréquence d’occurrence des « fragments de chronique ».

Mais le roman entier fonctionne sur ce même mode. En effet, nous changeons de perspective d’un découpage à l’autre. Les passages en italiques, les « fragments de chronique », les « propos de la vieille Sose », le « propos d’inconnus », sont autant de formes introduites par l’énonciateur dans le but de donner l’idée d’une pluralité de voix. De ce fait, ce roman apparaît comme un montage de textes. Par ailleurs, ces différentes formes textuelles sont disposées dans une sorte de « profondeur » textuelle. Leur juxtaposition et les effets qu’elle provoque, constituent comme des codes de lecture de l’ouvrage, un moyen d’accès à la signification pour l’énonciataire.

Quant à la fonction que les formes discursives assument dans le texte, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’elles viennent en quelque sorte illustrer et compléter le récit du narrateur. Dans une perspective narratologique, il est commun de penser que dans un roman à la première personne, le lecteur est condamné à une incertitude très particulière quant à la valeur d’information ; ce qui n’est pas le cas dans les romans à la troisième personne qui assurent une énonciation « objective » des faits et des événements. Cette incertitude vient du fait que lorsqu’une histoire est racontée à la première personne, le narrateur se trouve sur le même plan que tous les autres personnages, simple mortel comme eux ; nous ne pouvons donc pas nous référer à son autorité. Dans le récit à la première personne, le fait que le narrateur dispose d’une information est aussi important que le fait qu’il en soit privé.

Ces formes discursives, en particulier les « fragments de chronique », viennent alors renforcer et amener le lecteur à croire. Cette ressemblance avec un quotidien n’est pas le fruit d’un pur hasard. Dans le texte, le journal représente la voix « officielle ». C’est à ce titre que ces fragments peuvent illustrer les propos du narrateur. Cependant, le rapport entre les voix n’est pas forcément de conformité.

Quant à l’utilisation du Journal intime dans Le Général de l’armée morte ou Les tambours de la pluie, nous pouvons noter qu’elle introduit de nouvelles perspectives par la narration à la première personne dans un récit fait pour sa majorité à la troisième personne. Dans Les tambours de la pluie, ce jeu de changement de perspectives devient le principe même de la construction du récit entier. Dans Le Général de l’armée morte, le journal introduit une voix supplémentaire, celle d’un soldat italien tombé à la guerre et qui rentre en opposition avec celle du général. Dans Le dossier H, enfin, l’utilisation de la première personne sous forme de correspondance entre les deux missionnaires est liée à leur situation dans l’instant de la narration.