2.3.1.1. L’énonciateur non énoncé

Cette forme d’énonciation débrayée caractérise les passages qui ne sont pas pris en charge par un narrateur ou un énonciateur figurant dans le récit. Ils ne peuvent être attribués, par conséquent, qu’à un énonciateur « anonyme », ou alors, ils sont à placer sous la responsabilité directe de l’instance de l’énonciation. Ces fragments sont ainsi mis en opposition par rapport au reste du texte qui, lui, est clairement assumé par un narrateur.

Ainsi, parmi les formes que nous avons repérées dans notre corpus, les collages apparaissent comme l’une des plus intéressantes du point de vue de l’énonciation. Il s’agit d’une énonciation « anonyme » attribuée à des voix non identifiées, mais directement prises en charge par l’énonciateur principal. Ces fragments apparaissent comme des montages de voix et d’énoncés.

Cette forme de découpage que constitue le collage, présente quelques caractéristiques, tout d’abord quant à sa forme : souvent courts, on y trouve une juxtaposition de discours pour lesquels il n’y a pas d’énonciateur manifesté ou figuré dans le texte. Des « voix », certes, mais qui viennent d’où ? Et pour qui ? On aurait presque affaire à un déni de l’énonciation29 ou à de l’énonciation masquée : ce qui est dit ne dépend aucunement de qui le dit. L’énoncé circule sans ses « racines ». Les figures de l’énonciation sont par conséquent presque entièrement abolies à l’exception de quelques rares phrases où apparaissent des pronoms personnels. Or cette absence d’énonciateur pose un problème de pertinence pour les collages. Cela veut dire que leur « validation » ne se fait donc pas par l’énonciation, mais par le contenu des énoncés. Ensuite, les collages présentent une certaine « objectivité ». Aucun narrateur ne les prenant en charge, ces fragments se veulent par conséquent, « objectifs », grâce également à un certain type d’écriture, caractérisée par des phrases nominales.

Tout en posant le problème de l’identification de la voix qui parle et de sa responsabilité vis-à-vis de ce qu’il énonce, ce mode de (non)énonciation crée également un « flou » énonciatif. Quand aux titres qui surplombent ces fragments, nous pouvons aussi les attribuer à l’énonciateur principal.

Nous serions presque tentée de dire que le récit entier fonctionne chez Kadaré à l’image du collage en raison de la diffraction de l’instance d’énonciation. Chronique de la ville de pierre nous en donne le plus bel exemple (cf. supra), mais il n’est pas le seul. Le Monstre et Le Général fonctionnent pareillement.

Il faut dire que le collage est une technique qui relève de l’intertextualité. Grâce au fondement esthétique et idéologique que lui assure celle-ci, « le collage affirme la circulation incessante des discours dans la société moderne » (2002 : 99). Par ailleurs, il apparaît comme une technique de subversion des codes littéraires. Mettant en scène des fragments de discours hétéroclites de toutes provenances, dont il exalte la polyphonie, le fragment « emblématise la vision d’un monde non plus soumis à des principes d’unité, mais dynamisé par la pluralité, la dissémination et la mosaïque des sens » (Ibid.), selon le Dictionnaire du littéraire.

Nous en avons un très bel exemple dans le chapitre IX de Vie, jeu et mort de Lul Mazrek. Non pris en charge par le narrateur, ce fragment apparaît comme erratique et attire tout d’abord l’attention du lecteur quant aux figures qu’il met en place (cf. Hector, chœur des ombres, etc.). Ensuite, sans être préalablement annoncée par une instance narrative ou assumée par celle-ci, l’intrusion de ce texte dans un autre texte par simple juxtaposition paraît obscure et problématique à rendre cohérente.

Nous notre étude du corpus nous verrons plus en détail les effets de sens que l’intrusion de ces formes d’énonciation non énoncée crée pour le lecteur.

Notes
29.

Ce cas de figure correspond chez B. Latour au régime de l’Omission.