2.3.1.2. « Dédoublement » du narrateur autobiographique

Une autre forme intéressante de la présence de l’énonciateur dans un texte est le dédoublement du « je » dans le récit autobiographique. Présente tout particulièrement dans Chronique de la ville de pierre, elle en constitue la forme principale de narration.

En fait, d’un côté, le narrateur « autobiographique » raconte « à la première personne » une histoire qu’il connaît au moment de la narration pour l’avoir vécue lui-même ou l’avoir entendue par les autres personnages, c’est-à-dire, en tant que protagoniste ou simple témoin. D’autre côté, il projette dans l’histoire un autre « je », tel qu’il était au moment de l’histoire qu’il narre. D’où ce « dédoublement » du narrateur autobiographique en deux « instances » : d’une part, nous sommes en présence d’un narrateur primaire ou « ‘narrateur-narrant’ qui sait tout de sa propre histoire, et même, éventuellement, de ce qui s’est passé entre la fin de l’histoire et le moment où il écrit, et qui a le pouvoir d’intervenir dans le récit de son passé, muni des connaissances acquises après la période de sa vie qu’il raconte » ; et de l’autre, un « ‘narrateur-personnage’ dont la vie, les aventures, les sentiments, l’activité nous sont contés et qui fait partie intégrante de la ‘diégèse’ (l’histoire) » (Rivara, 2000 : 29).

R. Rivara nous fournit une explication fondamentale à la compréhension de ce phénomène tel que la narratologie le conçoit. Cette distinction repose en effet, d’après lui « sur le sentiment qu’éprouve le lecteur d’être le plus souvent au contact du narrateur-personnage, d’être plongé avec lui dans l’histoire, et de la vivre du même point de vue que lui. […] il éprouve ainsi l’impression d’entendre essentiellement la ‘voix’ du personnage, qu’il soit héros de l’histoire ou seulement témoin. Mais d’autre part, dans la plupart des romans autobiographiques, une sorte de dissociation semble se produire parfois à des moments quelconques du récit : le pronom Je semble dénoter une autre personne, qui porte le même nom, et qui est « identique » au personnage narré au sens où un homme est identique à lui-même toute sa vie. Mais cette nouvelle instance - le scripteur - s’exprime fréquemment au présent, présente un point de vue nouveau sur le monde ou sur l’histoire racontée, porte des appréciations sur son passé, possède un savoir que n’avait pas le personnage qu’il était. En un mot, il apparaît différent du point de vue psychologique, ce qui explique parfois la distance temporelle qui le sépare de son moi passé […] » (Rivara 2000 : 158).

Or, ce « dédoublement » qui paraît tout à fait logique grâce aux différences de « point de vue », de savoir ou d’âge qui séparent les deux « instances », est linguistiquement fondé sur un paradoxe : ces deux « instances » sont en effet toutes les deux désignées par le pronom « je ». Plusieurs hypothèses ont été émises pour expliquer ce « je » unique. Ainsi, celle de J. Simonin, selon lequel le Je dénotant le « narrateur-personnage » plongé dans l’histoire n’est pas le même que le Je du narrateur-énonciateur.

Afin d’éclairer ce point, nous nous référerons de nouveau au travail de R. Rivara, qui, de droit, se pose des questions telles que : doit-on vraiment distinguer deux « instances narratives », comme on l’a fait parfois ? Le scripteur et le personnage sont-ils tous deux des énonciateurs de plein statut, qui pourraient prendre la parole à tour de rôle ? Est-ce « le même » Je qui est utilisé par les deux instances ? Au terme de son raisonnement, il aboutit aux deux conclusions suivantes :

« a) C’est le narrateur-scripteur qui est et reste seul énonciateur dans un récit autobiographique. C’est lui qui est origine des repérages personnels : il dénote par des pronoms de troisième personne tous les personnages de l’histoire, hormis le personnage qu’il était lui-même dans le passé […].

b) En revanche, le narrateur-personnage peut se voir attribuer un savoir, des appréciations, un point de vue différents de ceux du scripteur, et différents d’un moment à l’autre de l’histoire. Du point de vue narratologique, le personnage peut par-là être considéré comme une instance narrative » (Ibid., p.162).

R. Rivara en arrive ainsi à la conclusion suivante : la différence de points de vue qui peut exister entre le narrateur-scripteur et le narrateur-personnage, s’exprime pour le personnage par des « appréciations et jugements de valeur » - ou « modalité appréciative » - ainsi que par le « caractère plus ou moins certain ou probable » de son savoir - ou « modalité épistémique ». En revanche, le narrateur-scripteur se maintient dans son rôle d’énonciateur de tout le récit, en attribuant à celui qui apparaît comme personnage, tel ou tel point de vue qui ont été les siens. En résumé, « le scripteur est un énonciateur, qui peut exprimer ou non ses points de vue propres. Le moi-personnage est le support de points de vue attribués par le scripteur » (Ibid., p.163).

Ces deux instances s’opposent donc selon l’articulation suivante : je-présent-narrant, sujet de l’énonciation, vs je-passé-narré, sujet de l’énoncé. Tout autobiographe, en effet, a le pouvoir de jouer avec l’identité du sujet de l’énonciation : d’une part le narrateur-scripteur, personne actuelle qui produit la narration en situation d’interlocution ; et d’autre part, le narrateur-personnage, qui est acteur de l’énoncé. Même lorsque ces deux instances sont co-présentes comme dans le récit autobiographique, il faut toujours discerner le « je » racontant qui correspond au narrateur-scripteur, et le « je » raconté qui correspond au héros.

Dans le récit autobiographique, le narrateur-scripteur et le narrateur-personnage, pour autant qu’on puisse les dissocier, sont donc des figures auxquelles renvoient le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé à l’intérieur du texte. Selon P. Lejeune, tout récit à la première personne implique que le personnage est à la fois la personne actuelle qui produit la narration : « le sujet de l’énoncé est double en ce qu’il est inséparable du sujet de l’énonciation ; il ne redevient simple, à la limite, que quand le narrateur parle de sa propre narration actuelle, jamais dans l’autre sens, pour désigner un personnage pur de tout narrateur actuel » (Lejeune, 1975 : 39).

Dans le cas d’une forme commentative de l’énoncé qui ne semble pris en charge par personne, nous pouvons nous demander s’il s’agit en fait de remarques que le narrateur formule a posteriori sur une situation qu’il a vécue comme personnage ou s’il s’agit en revanche, d’un commentaire proposé par le personnage au moment où il est témoin de l’événement. En effet, dans les récits à la première personne, nous ressentons presque les événements racontés comme se déroulant dans une sorte de présent en train de se faire et de progresser, malgré le décalage temporel qui existe entre le passé des événements et le présent du narrateur, lequel reste si l’on peut dire dans l’ombre.

M. Bakhtine met l’accent sur les « différences » qui existent entre les deux composantes de l’instance du narrateur autobiographique : « Si je narre, (ou relate par écrit) un événement qui vient de m’arriver, je me trouve déjà, comme narrateur (ou écrivain), hors du temps et de l’espace où l’épisode a eu lieu. L’identité absolue de mon ‘moi’, avec le ‘moi’ dont je parle, est aussi impossible que de se suspendre soi-même par les cheveux ! Si véridique, si réaliste que soit le monde représenté, il ne peut jamais être identique, du point de vue spatio-temporel, au monde réel, représentant, celui où se trouve l’auteur qui a créé cette image » (Bakhtine, 1978 : 396).

Concluons à présent sur cette question du dédoublement de l’instance du narrateur autobiographique, en mettant encore une fois en évidence cette force extraordinaire d’actualisation temporelle dont il jouit. Il possède un pouvoir de distanciation énorme par rapport à ce qu’il raconte, quelle que soit, par ailleurs, sa facilité à être véritablement présent. Il est donc bien ce « maître absolu du temps et de l’espace », évoqué par O. Ludvig.