2.3.1.3. Le scripteur

Le cas du scripteur est à distinguer de la composante du narrateur autobiographique. Il s’agit ici tout simplement d’un narrateur qui n’existe dans le texte qu’à travers son écriture. Ce statut particulier nous met donc en présence de fragments de texte écrits à l’intérieur d’une narration globale. Le scripteur, tel qu’il a été défini par R. Barthes, désigne en effet le sujet écrivant tel qu’il naît et se marque dans le texte. Il n’est ni le narrateur, ni bien sûr l’auteur ; il est un sujet de l’énonciation énoncée qui naît de la division de l’instance principale d’énonciation ou d’une délégation de celle-ci. Dans notre corpus, la présence du scripteur se révèle à travers des morceaux de chroniques, de journaux intimes, de passages de thèse ou de roman, etc. Ces différentes pratiques discursives renvoient dans le texte à des formes d’énonciation diverses assumées par des chroniqueurs, des romanciers, des doctorants etc., et à des modalités variées de prise en charge.

Ce que ces différents types de narrateurs-scripteurs ont en commun est leur statut de sujet cognitif. Ils jouissent en effet d’un savoir qui est nécessaire à la réalisation de leur performance, et de ce fait, sont chargés d’un faire persuasif vis-à-vis de l’énonciataire. En effet, les sujets cognitifs que constituent les différents types de scripteurs non seulement multiplient les formes textuelles (notes, lettres, micro-récits etc.) en variant les points de vue, mais en même temps changent le parcours des figures du récit général. Dans ce sens ils apparaissent comme des sujets détenant un savoir supérieur à celui des autres acteurs. Par conséquent, ils sont supposés convertir et persuader l’énonciataire de la vérité du croire et du savoir qui fonde leurs discours. Ils sont donc délégués au service d’une stratégie persuasive : les différentes voix dont ils assurent la confrontation peuvent participer de saisies et de rationalités distinctes et présupposer de ce fait, des épistémès inconciliables.

On peut constater que le choix des acteurs est ainsi fait en fonction des rôles thématiques qu’ils assument : appartenant à la catégorie des sages, des savants, des moines, ces acteurs sont porteurs d’autorité et jouent un rôle actantiel de compétence véridictoire. Dans notre corpus, les figures des écrivains, des chroniqueurs, des romanciers, etc. sont présentes dans nombre de romans : Le Monstre, Les tambours, Le Concert, Le Général, où ils représentent la voix de l’autorité, celle qui détient le poids de la vérité, la parole libre. Mais celle-ci se trouve aussi émise par le moine Gjon dans Le dossier H, les adultes, les enfants, les vieux et les inconnus dans la Chronique.

La parole libre est donc portée par des acteurs « instruits » ou alors elle s’exprime par la voix de la sagesse, ou la voix « anonyme ». C’est notamment grâce à la force persuasive des figures qui l’incarnent qu’elle doit son statut de parole qui fait autorité. Nous pouvons alors constater qu’elle n’est jamais politique ou morale dans l’œuvre de Kadaré.

Quant à sa mise en scène, elle fait l’objet d’un travail singulier dans le texte. La présentation des fragments d’écriture pris en charge par les scripteurs se fait selon trois formes principales : en juxtaposition, en enchâssement ou en alternance du récit principal, ce qui constitue en même temps trois cas différents de fragmentation faisant partie des observables dont nous avons parlé précédemment. De ce fait dérive une disposition intratextuelle spécifique ainsi qu’une relation particulière qui s’établit entre énonciateur et l’énonciataire.Par exemple, les « fragments de chronique », les « propos de la vieille Sose », le « propos d’inconnus » (cf. Chronique de la ville de pierre), le récit de Hector et celui du chœur des ombres (cf. Vie, jeu et mort de Lul Mazrek), ou encore le chapitre du romancier S. Bermema (cf. Le concert), ainsi que deux fragments non titrés du Général figurent comme des récits à part entière, juxtaposés à celui du narrateur principal. Cela veut dire que le lecteur est mis en présence d’un nombre de discours qui se présentent directement à lui sans qu’ils soient préalablement pris en charge par le narrateur. Une autre forme de juxtaposition est présente dans Les Tambours de la pluie, où le récit du scripteur est alterné à celui du narrateur principal. Cette forme de présentation touche évidemment le lecteur dans la variation des points de vue et de perspectives que l’alternance ou la juxtaposition instaure. Dans d’autres cas, le récit du scripteur est enchâssé dans le récit principal (Le Monstre, Le Général). Il s’agit ici d’une subordination, d’une délégation de voix. Ce qu’il importe de souligner, est le fait que dans tous les cas que nous venons de citer ci-dessus, le destinataire des formes scripturales est le lecteur réel en tant qu’il engage un rapport au texte en sa qualité de lecteur.

Nous allons voir à présent brièvement quelques exemples de notre corpus mettant en scène des scripteurs chargés de « délivrer » la parole libre. Par exemple, dans Le Monstre, le scripteur Gent est à l’origine de quelques passages qualifiés de « lettre-pensum-thèse de doctorat ». A travers eux, le lecteur se trouve en présence de figures qui tout en appartenant à un chronotope30 différent de celui du récit principal, se mêlent à celui-ci, jusqu’à fusionner et à interférer dans la structure globale du récit premier. C’est en effet un deuxième récit qui prend naissance sous la plume du scripteur mais dont la frontière n’est pas étanche vis-à-vis du premier. Parfois juxtaposé, parfois enchâssé dans le récit principal, il occupe de plus en plus une place prépondérante en déplaçant ainsi le véritable centre de la narration.

Dans d’autres romans, le rôle du scripteur apparaît sous d’autres modalités. Dans Le Général de l’armée morte par exemple, les passages écrits du journal intime d’un déserteur, ainsi que les lettres appartenant à d’anciens combattants, sont marqués ou non en italiques et se glissent de manière éparpillée dans le récit. Elles font ainsi partie d’une stratégie énonciative qui instaure un véritable écho de voix. En apportant des réponses en même temps qu’elles soulèvent des questions, ces différentes formes scripturales contribuent à remplir les cases vides du puzzle que le lecteur tente de construire.

Dans Le dossier H, nous trouvons de la correspondance et des pages d’un journal intime. Ces deux formes d’écriture assumées par deux acteurs de l’énonciation énoncée font partie de la structure discursive d’ensemble et sont réparties tout au long du récit. S’y trouvent donc mêlés des récits à la première personne du singulier (je), et du pluriel (nous), d’autres à la troisième personne, (ils) et même des formes de dialogues par lettres (tu).

Dans Le Concert, l’écrivain Skënder Bërmema crée un chapitre intitulé « La vérité sur la mort de Lin Biao. Synopsis ». Il y reconstruit l’histoire, telle qu’elle a pu se dérouler véritablement, de la disparition ou de l’assassinat du personnage. Reprise plusieurs fois afin de trouver, sinon la vérité, au moins la variante la plus crédible, cette histoire est mise en parallèle avec la tragédie shakespearienne dans le chapitre intitulé « Le dernier hiver de Macbeth ». Selon T. Çaushi, l’analogie établie entre les deux histoires vise à retrouver des similitudes entre le crime effectué dans Macbeth et l’assassinat de Lin Biao (1993 : 184). En effet, Mao invite son dauphin Lin Biao à dîner, et le fait ensuite discrètement éliminer. Il est secondé par sa femme Jiang Qing comme Macbeth l’était par Lady Macbeth. Alors que dans un sens « l’histoire contemporaine se plaît à parodier la tragédie », (Faye, 1991 : 94) de l’autre elle fonctionne sur un niveau supplémentaire pour le lecteur (albanais) : elle trace un parallèle entre le meurtre de Lin Biao par Mao et celui de Mehmet Shehu, le premier ministre d’E. Hoxha, si l’on suit l’hypothèse formulée par J.P. Champseix. L’analogie établie par le scripteur Bermema permet donc au niveau d’ensemble de créer un effet d’écho entre les trois récits.

Par ailleurs, son récit constitue une sorte de contestation de l’histoire par elle-même, ce qui contribue à un enrichissement narratif. Ce chapitre fonctionne comme une configuration discursive ou micro-récit au sein du récit global. Tout en ayant une organisation interne syntactico-sémantique autonome, il est intégré dans une unité discursive plus large, où il acquiert des significations fonctionnelles correspondant au dispositif d’ensemble.

Soulignons pour conclure que dans tous ces exemples, nous pouvons noter qu’une dialectique se crée entre le récit global où ils apparaissent et les morceaux écrits par les scripteurs. Un effet de « montage » de figures est perceptible qui nous renvoie à un autre phénomène en jeu dans ce processus : l’intertextualité.

Notes
30.

Le chronotope est un concept utilisé par Bakhtine qui se traduit littéralement par « temps-espace » (1978 : 237).