2.3.2.1. Les voix de l’intertextualité comme stratégie discursive

La notion d’intertextualité élaborée par M. Bakhtine désigne la présence d’un texte dans un autre texte. D’après cet auteur, la parole humaine est tissée du discours d’autrui. Celui-ci peut interférer dans le discours initial sous diverses formes d’hétérogénéité.

Les travaux de Bakhtine portent sur l’inscription du sujet dans le discours, sur la compréhension comme forme du dialogue et imposition d’une contre-parole. Dans cette optique, le sujet est pris en considération par l’analyse dans sa relation historique et sociale aux autres. Les deux notions de base qui constituent cette problématique, le plurilinguisme et la plurivocalité, sont considérées par lui comme des phénomènes fondamentaux du style romanesque. En effet, traitant des « questions stylistiques posées par l’organisation de la langue et la confrontation des points de vue idéologiques dans le roman », les travaux de M. Bakhtine ouvrent des pistes de recherche vers un «approfondissement théorique et méthodologique sur l’organisation de la composante discursive dans les textes littéraires, et sur certains jeux de signification autour des parcours figuratifs » (1993).

Pour M. Bakhtine, « le style du roman, c’est un assemblage de styles ; le langage du roman, c’est un système de ‘langues’ » (1978 : 88). Dans le roman, nous nous trouvons en présence de plusieurs langues, qui tout en entretenant des relations entre elles, contribuent à l’interaction des points de vue sur le monde. Selon cet auteur, le style romanesque réalise une élaboration littéraire du plurilinguisme. « L’orientation du discours parmi les énoncés et les langages d’autrui, comme aussi tous les phénomènes et toutes les possibilités qui lui sont relatées, prennent dans le style du roman une signification littéraire. La plurivocité et le plurilinguisme entrent dans le roman et s’y organisent en un système littéraire et harmonieux. Là réside la singularité particulière du genre romanesque » (Ibid.).

En ce qui nous concerne, nous allons prendre la notion de plurilinguisme dans un sens assez large, dans lequel sont intégrées non seulement la citation et d’autres formes d’insertion du discours d’autrui, mais aussi l’interrelation des points de vue, des visions du monde qu’expriment les différents langages présents dans le roman. Ils se correspondent les uns les autres et s’éclairent mutuellement dans un rapport de dialogisme. Selon M. Bakhtine, ces langages sont en effet confrontés dans le roman comme autant de points de vue entre lesquels l’objet du discours se détermine indirectement. De cette façon, le dialogisme des langages peut générer de nouveaux liens entre les choses et les idées, en d’autres termes, de nouvelles configurations.

Sur le plan linguistique qui constitue l’une des principales composantes de la réflexion de M. Bakhtine, ce dernier s’intéresse plus au processus d’énonciation qu’à l’énoncé. Comme le met en évidence l’article de L. Panier auquel nous nous référons ici, si nous nous attachons à décrire des phénomènes d’énonciation énoncée, la prise en considération des « langages » du texte comme autant de perspectives d’énonciation ouvre à l’analyse des horizons intéressants. Selon M. Bakhtine, les différents «langages» constitutifs du plurilinguisme sont pris en considération à partir de leur énonciation, comme des « voix » qui interviennent pour « exprimer » des « points de vue » dont la confrontation trace l’image réfractée des objets du discours. Un jeu complexe de « voix », d’intentions croisées, opposées, concurrentes, complémentaires ou contradictoires se dessine ainsi dans un roman.

Nous en trouvons un très bel exemple dans L’année noire d I. Kadaré dont une des particularités consiste notamment dans les moyens et techniques de mise en discours : ainsi trouvons-nous dans ce roman le foisonnement et l’alternance des parlers des personnages en ce qui concerne le lexique (dialectalismes, barbarismes, idiomes) les constructions syntaxiques31, etc.

Par ces moyens, ce roman recrée le fonds historique de l’Albanie de 1913, où régnait une situation politique chaotique. T. Çaushi (1993) met en évidence le fait que Kadaré fait s’exprimer des personnages en différentes langues : allemand, hollandais, français, turc, serbe, grec, afin d’accentuer cet effet « chaotique ».

Comme on peut le constater, cette hypothèse élargit la question de l’énonciation énoncée dans le discours, dans la mesure où elle ne prend pas seulement comme indices les représentations dans l’énoncé des phénomènes d’énonciation (à savoir : prise de parole, phénomènes persuasifs ou interprétatifs, discours rapportés…), mais les langages pris comme les indices d’une énonciation dont les énonciateurs ne sont pas toujours directement représentés dans le texte. Il ne s’agit pas seulement de relever dans le texte la structuration des espaces du savoir comme réponse à la question « qui sait quoi ? », mais de voir dans le plurilinguisme dialogique l’articulation d’espaces cognitifs compris comme moyens et formes de « représentation du monde » dans les langages utilisés. Ce ne sont pas seulement les « personnages connaissant » qui sont retenus, mais les univers idéologiques.

Conçue à partir des langages dialogiquement corrélés, l’énonciation énoncée devient la forme même de l’organisation du texte. Dans la perspective de M. Bakhtine, l’intention du romancier est d’emblée polyphonique. Une stratification du langage en genres, professions, visions du monde, individualités, dialectes pénètre dans le roman et illustre le thème choisi de l’auteur. Dans tout cela, le narrateur prend un sens lorsqu’il est introduit comme vecteur d’une vision particulière du monde et des événements.

Selon L’intertextualité dans la théorie de M. Bakhtine, le plurilinguisme permet d’engager une recherche importante sur l’énonciation énoncée et les stratégies discursives. Les multiples « langages » qui composent le discours, sont considérés comme autant de « représentations du monde » qui se confrontent dans le texte, comme autant d’expressions de points de vue différents qui s’affrontent.

La force de l’effet de « réel » ou effet de récit, passe donc par des opérations énonciatives diverses, notamment par le jeu des instances narratives, qui engendre une polyphonie complexe. Faisant actuellement la quasi-unanimité des théories sémiotiques de l’énonciation, la polyphonie parcourt le langage et nous pouvons penser qu’elle est constitutive de toute énonciation. Cette « polyphonie » caractérise en effet le texte du roman, sa forme sémiotique. La composition de l’œuvre qui met en scène cette plurivocalité prend ainsi une valeur artistique et esthétique. C’est l’enchaînement de séquences hétérogènes, que nous pouvons interpréter intuitivement comme un changement de locuteur, identifiable ou non, qui rend le roman éminemment polyphonique.

Chez I. Kadaré, la polyphonie est un effet produit par la fragmentation et les formes d’intertextualité qui contribuent à mettre en évidence des réseaux de sens. Présente dans nombre de ses romans, l’intertextualité devient même un principe constructeur chez notre auteur. Une des formes les plus intéressantes de l’intertextualité dans notre corpus consiste dans l’introduction d’un Discours mythique. De fait, la convocation de figures mythiques tout comme l’attrait pour les légendes populaires albanaises est un phénomène courant dans l’œuvre de Kadaré. Citons à titre d’exemple, Qui a ramené Doruntine ? et Vie , jeu et mort de Lul Mazrek. Le premier récit est entièrement basé sur une version arberèchede la ballade de Konstantin et Doruntine, tandis que le deuxième convoque et fait intervenir directement des figures de l’Iliade. Ainsi, un chapitre entier fait-il « parler », « témoigner » et « pleurer » des figures appartenant à une classe hétérogène : le chœur des ombres et Hector. Mais le récit le plus exemplaire de ce point de vue est peut-être Le Monstre où des figures de l’Iliade apparaissent comme des acteurs à part entière, et participent de l’intrigue du récit qui les intègre.

Il faut dire que l’Iliade est très présente dans l’œuvre de Kadaré. Dans notre corpus elle apparaît de manière constante, même si sous des modalités différentes (allant de la mention à l’emprunt des figures). Ainsi, déjà dans Le général de l’armée morte, « il y avait dans la tâche que [le général] allait accomplir quelque chose de la majesté des Grecs et des Troyens, de la solennité des funérailles homériques » (1970 : 19). Dans Le Monstre, c’est une anti-Iliade qui est projetée, car le cheval de bois n’entre pas dans Troie. Dans Chronique de la ville de pierre également, Homère fait son apparition et éveille la curiosité de l’enfant dans ce passage en italiques :

‘Sais-tu qui fut Omer ou Homère ? me demanda Isa.
- Non, dis-le-moi.
- C’était un poète grec, aveugle.
- Qui lui a crevé les yeux ? les Italiens ? »
Ils s’esclaffèrent.
« Il a écrit des livres merveilleux sur des monstres à un œil, sur une ville nommée Troie et aussi sur un cheval de bois. »
J’allongeai la tête au-dessus de l’orifice.
« Homère ! » criai-je (1973 : 56).’

Enfin, dans Vie, jeu et mort de Lul Mazrek, le récit mythique sert de modèle d’organisation du récit entier.

A notre avis, il est intéressant de s’interroger sur les visées et les effets de sens créés par un tel recours à des figures mythiques. Il nous semble que cette spécificité des récits kadaréens revêt une dimension herméneutique dans son œuvre. Selon nos hypothèses, la visée du discours mythique chez Kadaré est celle d’un discours central du point de vue de la véridiction, discours qui est considéré comme une référence servant à faire apparaître la ressemblance ou la différence, la compatibilité ou l’incompatibilité avec d’autres discours. Dans nos analyses de corpus, nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur ce sujet.

Notes
31.

Selon les dires de l’auteur, à son origine, le livre devait se composer de trois lignes narratives différentes, y compris par l’écriture. « Il serait comparable à une bague à trois pierres : l’une, bleue – les Mokrois, qui se mettent en tête de se battre pour l’Albanie sans trop savoir eux-mêmes ni où ni comment ; la seconde, noire – les forces ténébreuses esadistes – islamiques, qui s’emploient à étouffer l’Albanie tout juste née ; enfin, la blanche – la troisième ligne, seigneuriale, qui se rapporte au prince allemand protestant de Wied, choisi par l’Europe comme roi d’Albanie. La première ligne, bleutée, m’était apparue en imagination comme semée de givre et d’argent ; la deuxième, le « diamant noir », serait son opposée à tous égards, et dans le style même je m’efforcerais de rendre le chaos islamo - turc, une mentalité obscurantiste exprimée dans un parler balbutiant, plus embrouillé encore par l’ignorance, les rancoeurs, la bêtise crasse. Enfin, la troisième ligne, la blanche, manifesterait toute la froideur diplomatique du prince protestant, dont l’absurde serait redoublé par les vains soucis de toilette de la reine qui, en cette période de troubles et de souillures, passait le plus clair de son temps dans sa salle de bains entre son miroir et ses poudriers » (1991 : 57-58).