2.3.2.2. Dimensions dialogiques et polyphoniques des croires comme stratégie persuasive

Dans son avant-propos de La parole littéraire, J. Geninasca souligne que « la littérature ‘moderne’ est par nature dialogique, en ce sens qu’elle propose, des espaces sociaux et culturels, une image éclatée, les positions énonciatives n’y étant ni ordonnées, ni ordonnables les unes aux autres » (1997 : 5). On dirait cette citation faite pour Kadaré.

Nous essayerons de comprendre ici le fonctionnement des systèmes de valeur mis en place dans les discours littéraires à travers la polyphonie et d’autres procédés intertextuels que l’on peut observer par le déploiement de l’énonciation dans un texte donné.

Selon J. Geninasca, la polyphonie propre aux discours littéraires peut se réaliser selon les modes analytique ou syncrétique : on a affaire tantôt à un paradigme d’énoncés renvoyant à une pluralité de voix qui relèvent de discours distincts, tantôt à des énoncés susceptibles de donner lieu à des effets de sens différents selon la lecture ou le type de saisie qu’on leur applique (1997 : 66).

Ces deux formes de polyphonie sont présentes chez I. Kadaré. Leur distinction pourrait même nous servir pour différencier deux types de fragments dans notre corpus, en adéquation avec le principe de construction du texte de I. Lotman (cf. supra) : ainsi, distinguons-nous d’un côté, le fragment comme accumulation, constitué par un assemblage de points de vues et de perspectives ; de l’autre, le fragment comme feuilletage. Dans ce cas, on a plutôt affaire à une superposition de récits dans lesquels les figures se correspondent.

Dans notre corpus, ces deux types de fragments peuvent coexister. En effet, c’est une caractéristique du style de Kadaré de procéder par accumulation de points de vue et de perspectives aussi bien que par superposition de récits en ayant recours à des paraboles et à des métaphores. Citons pour illustrer le premier cas des romans comme Chronique de la ville de pierre ou Les tambours de la pluie ; quant au deuxième, évoquons Le Monstre et Le Palais des rêves, tous deux saisissants quant à la double lecture à laquelle ils invitent.

Dans ces deux types de techniques, plutôt que de fonctionner comme une représentation homogène de ce qui est communiqué par le sujet énonciateur, le sens se donne, se livre à l’interprétation, comme une sorte de dialogue abstrait, comme un concert de voix orchestrées dans le langage.

Il faut souligner qu’en théorie, les niveaux d’appréhension de l’hétérogénéité énonciative ne sont pas fixes et varient en fonction des chercheurs. Comme le souligne L. Perrin, ils peuvent aussi bien concerner le mot, la phrase, l’énoncé et le texte, que la langue et le discours. Cette fluctuation est telle que, aussi bien l’identité de l’élément hétérogène, que ce qui a trait aux attitudes adoptées à son endroit (accord, désaccord, rejet, prise en charge, commentaire, etc.) ou encore et plus généralement ce qui touche à sa fonction ou à son rôle à l’intérieur du sens, n’est pas arrêté. De façon générale, les conceptions dialogiques ou polyphoniques du sens consistent à dire que ce dernier, « avant (ou plutôt) que de représenter le monde, se qualifie d’abord lui-même, réflexivement, comme l’expression de voix ou points de vue divers, parfois étrangers au discours même dont il émane » (Perrin, 2006 : 5-6).

Si M. Bakhtine personnellement ne propose pas de définition véritable du « dialogisme », celui-ci peut être appréhendé selon J. Bres et A. Nowakowska par les phénomènes « d’ouverture à », de « mise en relation avec », par lesquels il se manifeste. Ainsi, la mise en relation par laquelle se manifeste le dialogisme, prend-elle la forme d’échos, de résonances, d’harmoniques, qui font signe vers d’autres discours. Quant à la polyphonie, M. Bakhtine l’associe au domaine de l’écriture romanesque, sans l’articuler explicitement à la notion de dialogisme. Ces deux notions reposent fortement sur l’idée d’un dialogue, d’une interaction entre deux ou plusieurs discours, voix ou énoncés. Cependant, selon J. Bres et A. Nowakowska, « le dialogisme est un principe qui gouverne toute pratique langagière, et au-delà toute pratique humaine », alors que « la polyphonie consiste en l’utilisation littéraire artistique du dialogisme de l’énoncé quotidien » (2006 : 23).

Dans cette perspective, la polyphonie serait un terme secondaire et complémentaire du dialogisme : « alors que dans le dialogisme les voix sont hiérarchisées énonciativement, la polyphonie les présente à égalité, sans que l’une ne prenne le pas sur l’autre » (Ibid., p.24). Nous trouvons ce duel ou ce pluriel des voix non hiérarchisées notamment dans le roman contemporain qui présente parfois dans un même énoncé, différentes voix à égalité, exprimant différents points de vue souvent contradictoires ce qui problématise la production du sens.

Il faut souligner que cette polyphonie de l’énonciation pose la communauté des voix hétérogènes dans une portée idéologique. Le feuilletage des voix est dû à la multiplication des instances narratives et des focalisations, deux notions qui comme nous le verrons un peu plus loin, appartiennent plutôt au domaine narratologique et qui ont été exploitées par G. Genette sans qu’elles puissent pour autant ouvrir directement sur la polyphonie. Dans ce cas, on pourrait parler de polyphonie par points de vue comme c’est le cas dans Chronique de la ville de pierre.

Nous sommes de l’avis que les effets de sens que produit la présence de la polyphonie et du dialogisme dans un roman sont à considérer comme faisant partie d’une stratégie persuasive qui concerne la valeur des valeurs ou, plus généralement, des « croires ». Ainsi, dominée par une visée de conversion, la stratégie persuasive des discours littéraires se déploie-t-elle à travers une multiplicité de procédés. J. Geninasca attire l’attention, à juste titre, sur les procédés de l’intertextualité : mention, citation, références directes ou indirectes, de l’ironie ou du langage de la parabole, de la mise en scène figurative d’instances énonciatives comme de l’application récurrente des procédures du débrayage. « Autant de façons de poser, d’organiser hiérarchiquement et d’opposer paradigmatiquement les dires, les croires et leurs sujets, de rattacher, à l’intérieur d’un même énoncé discursif, les voix constitutives du tissu polyphonique à un ensemble organisé de Discours » (Geninasca, p.97-98). Selon ses explications, le concours des voix manifesté s’installe sous le signe de la discordance. Il se développe dans le sens de l’exclusion, par disqualification de l’un des Discours, ou dans celui de l’accord, total ou partiel, moyennant une restructuration du champ dialogique initialement posé. Au service d’une stratégie de la conversion, les moyens mis en œuvre sont multiples et divers, « thèmes, motifs et figures ne sont, en effet, convoqués dans le discours qu’en fonction de leurs virtualités sémantiques » (1997 : 98).

De fait, les phénomènes de l’intertextualité ne font que refléter le statut essentiellement dialogique d’un discours où des voix multiples s’organisent en fonction de leur appartenance à des univers de croire distincts, susceptibles d’entretenir des relations paradigmatiques – de comptabilité ou d’incomptabilité – hiérarchiques ou syntagmatiques. Ainsi s’expliquent, selon J. Geninasca, « l’abondance et la fréquence, dans les poèmes ou les romans, des figures traditionnelles du croire : que d’églises, de cloches et de clochers, de prêtres, de temples, de légendes de saints, d’œuvres d’art sacré, chrétiennes ou païennes, par exemple, dans les textes littéraires du XIXème siècle français ! » (1997 :100).

Résumons en ce qui nous concerne que tout texte se construisant, explicitement ou non, à travers la reprise d’autres textes, l’intertextualité fait partie intégrante de l’étude de l’énonciation. Étant donné que la littérature est un genre discursif qui sollicite l’adhésion, l’énonciation est fonction de la stratégie persuasive des discours littéraires qui permettent la confrontation entre les différentes voix qu’ils comportent de par leur dimension dialogique. Cette confrontation participe de saisies et de rationalités distinctes et présuppose, de ce fait, des épistémès opposés.