2.4.1.2. Le point de vue et la perspective

Le point de vue constitue une notion importante, sinon « cruciale » en sémiotique. En effet, comme le souligne D. Bertrand, « il n’est pas d’énoncé, quelle que soit sa dimension, qui ne soit soumis à l’orientation d’un point de vue » (2000 :71). Cet auteur définit d’abord le point de vue de manière très générale comme « l’ensemble des opérations qu’effectue l’énonciateur pour orienter et structurer son énoncé » (Ibid.) ; il lui reconnaît ensuite une signification spécifique selon que l’on se trouve dans un discours narratif, descriptif ou argumentatif. Dans chaque cas, « le point de vue engage à la fois le mode de présence de l’énonciateur à son discours, et la manière dont il en dispose, organise et oriente les contenus » (Ibid.).

Dans le discours narratif tout d’abord, le point de vue concerne les modes de présence du narrateur et coïncide avec les focalisations (cf. infra). Cependant, comme le souligne D. Bertrand, « le point de vue est également impliqué, dans la structuration du récit, par la sélection d’un personnage et le développementalors régissant de son parcours » (2000 : 71). Il s’agit alors d’une mise en perspective.

A.J. Greimas et J. Courtés définissent la perspective comme un « ensemble de procédés utilisés par l’énonciateur pour faire varier l’éclairage, c’est-à-dire pour diversifier la lecture que fera l’énonciataire, du récit » (1979 : 274). De fait, changer de situation narrative ou de perceptive ne signifie pas seulement passer d’un type de point de vue à un autre. Le choix de perspective « détermine, autant que les focalisations de l’énonciateur, l’ordre des valeurs mises en scène dans le texte » (2000 : 72).

Dans le discours descriptif, ensuite, le point de vue est en lien avec l’activité perceptive. Il est « régi par l’observateur et son mode de présence énonciative » (Ibid.). Cela nous renvoie alors à la typologie des observateurs telle qu’elle a été élaborée par J. Fontanille (cf. supra). Or, le point de vue ne concerne pas uniquement le sujet observateur. Il se situe en vérité dans la relation entre l’objet et le sujet. L’enjeu du point de vue repose alors, selon D. Bertrand, « sur les stratégies d’appréhension de l’objet qui peuvent soit le viser dans sa totalité, de manière englobante ou cumulative, soit le viser dans ses particularités, en isolant des détails ou en sélectionnant parmi ceux-ci les aspects les plus représentatifs d’une totalité autrement inaccessible. Centrées sur l’objet focalisé, ces stratégies déterminent les conditions de la saisie » (Ibid., p.73).

Une autre technique liée au point de vue concerne la condensation ou l’expansion de l’information narrative. Si l’énonciateur choisit de /faire voir/ ou de /faire ne pas voir/ par un jeu d’augmentation ou de diminution du champ visuel, ce peut être par exemple, à cause des valeurs thématiques auxquelles l’énonciateur veut faire adhérer l’énonciataire : passer ainsi d’un plan d’ensemble à un gros plan est une manière d’attirer sur celui-ci l’attention de l’énonciataire, de lui en montrer l’importance, celle que l’énonciateur lui veut attribuer.

Autrement dit, à travers ces procédés il est question d’une manipulation énonciative qui a pour but premier de faire adhérer l’énonciataire à la manière de voir, au point de vue de l’énonciateur. De fait, c’est du /faire croire/ dont il est question, mais le savoir et le croire sont corrélatifs : même les énoncés les plus objectivés, tels ceux du discours scientifique, se veulent convaincants. Dotée d’une dimension cognitive, l’énonciation est de ce point de vue une forme de manipulation.

Dans le discours argumentatif enfin, le point de vue « désigne l’expression d’un avis, d’une opinion, d’une prise de position » Bertrand (Ibid.). De fait, il y a différentes façons d’exprimer une opinion, selon qu’il s’agisse d’un discours « objectif », – par l’emploi de « il » et de « on » – ou d’un discours « subjectif » : emploi de « je ». Mais la « manière d’installer le discours d’autrui en vue de le réfuter ou de consolider son propre discours » (Ibid., p.74) dépend aussi du point de vue. Ainsi, l’organisation du discours argumentatif, dépendra-t-elle de la textualisation et des places énonciatives mises en jeu par les stratégies de structuration qui sélectionnent et orientent les parcours.

Concluons sur ce point en disant que tout en permettant la mise en discours du savoir, le point de vue et la perspective régissent l’interaction énonciative. L’élection d’un point de vue est pour l’énonciateur un des moyens les plus sûrs d’imposer à l’énonciataire une lecture univoque de l’énoncé. Cette transformation doit être considérée comme signifiante, puisque chacun d’eux est justement porteur d’une certaine représentation du sens. En d’autres termes, la question des points de vue et des perspectives constitue, en sémiotique, plus qu’une simple technique. Pour J. Fontanille, « retrouver les modes de construction des points de vue, c’est établir des parcours signifiants, des formes du contenu, par lesquelles les discours prédéterminent la participation de l’énonciataire à l’interprétation » (1989 : 43).

Tout en appartenant au langage ordinaire aussi bien qu’au métalangage technique, l’exploitation des divers acceptions de la notion de « point de vue » ne sert cependant pas seulement à localiser et identifier les dispositifs ou les stratégies de l’énonciateur dans un texte ; elle révèle, plus largement, les relations entre le sujet du discours et les univers perceptifs, cognitifs et affectifs qu’il met en scène. Si tel ou tel effet est souhaité, alors tel point de vue est bon, tel autre est mauvais. Il permet à l’énonciateur de parvenir à des fins ambitieuses.