2.4.1.3. Stratégies et compétences de l’énonciateur

En général, en sémiotique, l’organisation discursive est fonction de la mise en œuvre d’une stratégie énonciative qui conduit à jouer avec le dispositif des mises en scène possibles de la parole. C’est en effet toute une architecture énonciative que l’instance de l’énonciation met en place à travers les opérations de débrayage et d’embrayage qui codifient la structuration des textes.

Du côté de la production, les techniques romanesques, décisions et stratégies que cette instance déploie sont nombreuses. Un large éventail de choix énonciatifs dépend en effet d’elle. Outre le choix du type de narrateur, des points de vue et des mises en perspective qui renvoient à des opérations énonciatives, la programmation textuelle (disposition des programmes narratifs) et la programmation temporelle (mise en ordre chronologique des divers programmes) relèvent directement d’une intervention de l’énonciateur et de sa compétence discursive. Nous pouvons lui attribuer également les adresses directes au lecteur, les commentaires et jugements sur les personnages ainsi que les raccourcis temporels ou plus généralement tous les artifices organisateurs du récit.

Le sujet d’énonciation est en effet une pure et simple position. Instance théorique dont nous ne savons rien au départ, ce sujet constitue peu à peu, au fil du discours, son épaisseur sémantique. Son identité résulte de l’ensemble des informations et des déterminations de tous ordres qui le concernent dans le texte. C’est donc seulement à partir des connaissances que nous avons de l’énoncé que cette instance peut être appréhendée.

Les stratégies de l’énonciateur sont évidemment à examiner dans le cadre de l’interaction énonciative, responsable des relations que l’énonciateur entretient avec son l’énonciataire. Selon O. Ducrot, ce qui est important pour la compréhension d’un texte, ce sont non seulement les indications que le premier apporte au deuxième, mais « tout autant les manœuvres auxquelles il le contraint, les cheminements qu’il lui fait suivre » (Cité par Adam, 1990 : 186). En effet, « l’ensemble des techniques mises en œuvre par le romancier pour communiquer avec ses lecteurs, c’est-à-dire pour leur imposer son monde fictif », ou tout simplement, la rhétorique selon W. Booth, sont autant de « moyens » grâce auxquels l’auteur parvient à « contrôler son lecteur », de façon à lui faire partager son système de valeurs. Le livre « bien fait » est celui dans lequel le sujet et la forme coïncident, la meilleure forme étant celle qui développe au mieux les potentialités du sujet.

Dans le cas des discours éclatés qui nous intéressent, ces procédures sont largement exploitées et créent des effets de sens les plus divers chez le lecteur. De fait, Kadaré exploite largement les procédés qui font varier le point de vue et la perspective du lecteur. Pour donner rapidement quelques exemples en lien avec la fragmentation, il faut noter les changements de focalisation qui sont souvent présents dans quelques formes de découpage. Ainsi dans Le Général de l’armée morte ou dans Chronique de la ville de pierre, par exemple, nous assistons à des fragments où le narrateur propose un point de vue « d’en haut » introduisant par là une certaine distance par rapport aux événements qu’il raconte. Les jeux de perspective dans Les Tambours de la pluie construisent également des effets de variation dans l’éclairage apporté par la double narration. Dans Le Monstre en revanche, c’est l’activité perceptive d’un focalisateur qui est à l’origine de la superposition des figures du fourgon et du cheval. Enfin, les jeux de condensation et d’expansion de l’information sont présents dans presque tous les romans de notre corpus en raison de la fragmentation. En conclusion, nous pouvons dire que chez Kadaré le mode diffracté de la présence de l’énonciateur dans le texte et la manipulation énonciative qu’il produit, est au service d’une lecture qui n’est pas univoque.