2.4.2.1. Le narrateur

Un premier facteur dans l’étude de la narration dans ce domaine concerne l’identification du statut du narrateur et les fonctions qu’il assume dans un récit donné. Délégué de l’auteur et installé explicitement dans le récit, le narrateur constitue en narratologie un médium entre l’écrivain et les personnages. Par conséquent, il est considéré comme le point de tangence entre le monde raconté et celui qui raconte. Mais quel rôle joue-t-il exactement dans le déroulement d’un récit ?

Dans la théorie de G. Genette le narrateur se trouve au cœur de la catégorie de la voix qui traite de « la façon dont se trouve impliquée dans le récit la narration elle-même, ou l’instance narrative : le narrateur et son destinataire » (1972 : 234). Ainsi, aborder le problème de la voix dans la perspective narratologique consiste à tenter de répondre à la question : « Qui raconte ? ». Cette catégorie rend compte également des interventions du narrateur, des relais et du moment de la narration.

Les caractéristiques du narrateur selon la terminologie de G. Genette sont nombreuses. En effet, d’après lui on peut dans tout récit, définir le statut du narrateur à la fois par son niveau narratif et par sa relation à l’histoire qu’il raconte : il est toujours extra-, intra-, ou méta- diégétique ; il est en même temps toujours hétéro- ou homo- diégétique.

Les diverses combinaisons entre ces deux critères mettent en évidence quatre statuts possibles pour le narrateur :

1. extradiégétique – hétérodiégétique : raconte en récit premier une histoire d’où il est absent.

2. extradiégétique – homodiégétique : raconte en récit premier une histoire où il est présent.

3. intradiégétique – hétérodiégétique : raconte en récit second une histoire dont il est absent.

4. intradiégétique – homodiégétique : raconte en récit second une histoire où il est présent.

Le choix de tel ou tel type de narrateur a donc des conséquences déterminantes sur la présentation de l’histoire et le point de vue proposé au lecteur. Ainsi, un narrateur qui raconte sa propre histoire en récit premier, invite le lecteur à épouser son regard sur les choses et s’interdit normalement toute omniscience. En revanche, un narrateur intradiégétique, révélant par sa seule présence l’emboîtement des récits, fragilise l’illusion référentielle et confirme le jeu fictionnel. Selon V. Jouve, « l’identification du statut du narrateur permet, indirectement, de dégager la finalité d’un récit » (1997 : 26).

Si nous nous référons à cet auteur, d’un point de vue diachronique, il y a une prédominance du narrateur omniscient jusqu’au XIXème siècle inclus (cf. Balzac, Hugo). En revanche, à partir de la fin du XIXème, la tendance est à l’effacement progressif du narrateur (ou, en tout cas, des signes trop explicites de sa présence). Le « narrateur-Dieu » qui avait la complète maîtrise d’un univers textuel auquel il imprimait ordre et cohérence est rejeté par la génération de « l’ère du soupçon ». V. Jouve explique ce changement par le fait que « pour les romanciers des années 30, d’abord, pour ceux des années 50, ensuite, l’intelligibilité du monde ne va plus de soi : ce qui se passe dans la vie n’est pas aussi clair, aussi construit et aussi lisible que le laissait supposer le bel ordonnancement des romans classiques chapeautés par un regard surplombant » (Ibid.). En conséquence, le type de narrateur qui tend à s’imposer est homodiégétique (il est un personnage parmi d’autres) et intradiégétique (la mise en abyme est particulièrement prisée).

Ce passage d’un réalisme objectif (fondé sur le regard englobant d’un narrateur tout-puissant) au réalisme subjectif (convaincu qu’il n’y a pas de réalité hors du point de vue déterminé d’une conscience particulière) entraîne, selon V. Jouve, une évolution parallèle des fonctions du narrateur. Si le narrateur omniscient couvrait la totalité des fonctions possibles, le narrateur effacé a naturellement tendance à se contenter des deux fonctions indispensables à tout récit : la fonction narrative et la fonction de régie (1997 : 170-171).

Dans Figures III (1972 : 261-263) G. Genette énonce cinq fonctions du narrateur, parmi lesquelles une fonction narrative et quatre extra narratives. Nous tenons ici à les rappeler puisque nous nous servirons ultérieurement dans notre analyse des injonctions du réalisme socialiste (cf. infra).

  • La première, la plus essentielle, désignée comme fonction narrative, est liée à « l’histoire » : « aucun narrateur ne peut [s’en] détourner sans perdre en même temps sa qualité de narrateur. »
  • La deuxième, nommée fonction de régie, se trouve liée au « texte narratif » : le narrateur s’y réfère « pour en marquer les articulations, les connexions, les inter-relations, bref, l’organisation interne. »
  • La troisième du genre, appelée fonction de communication, est inhérente à la « situation narrative » : elle traduit le souci du narrateur de maintenir le contact avec le narrataire, que ce dernier soit présent ou non.
  • La quatrième, dénommée fonction testimoniale, ou d’attestation, renvoie à la « part que le narrateur, en tant que tel, prend à l’histoire qu’il raconte, [au] rapport qu’il entretient avec elle : rapport affectif, certes, mais aussi bien moral ou intellectuel, qui peut prendre la forme d’un simple témoignage. »
  • La cinquième et dernière, s’appelle la fonction idéologique. Elle apparaît dans les « interventions, directes ou indirectes, du narrateur à l’égard de l’histoire [qui] peuvent aussi prendre la forme plus didactique d’un commentaire autorisé de l’action ».

L’étude des fonctions mises à l’œuvre dans un roman permet, entre autres, de savoir si les visées du narrateur sont plutôt esthétiques ou plutôt idéologiques. Ainsi, les fonctions de narration, de régie et de communication renvoient-elles au fonctionnement du récit : par exemple, la fonction de régie consiste à organiser le récit. C’est elle qui permet les retours en arrière, les sauts en avant, les ellipses, les oppositions et les symétries. Le narrateur peut ainsi choisir de raconter son récit par le début ou par la fin, alors que les fonctions testimoniale et idéologique concernent l’interprétation de l’histoire.

L’accentuation de telle ou telle fonction se répercutera différemment sur le récit. Selon V. Jouve, il n’est en effet « pas indifférent qu’un récit fondé sur la mise à nu des procédés romanesques, privilégie les fonctions de fonctionnement », alors qu’un roman « engagé », « exploite essentiellement les fonctions d’interprétation » (1997 : 28).

Dans l’optique de notre travail, nous nous interrogeons sur la manière dont la fragmentation du texte atteint les diverses fonctions du narrateur et sur les effets de sens produits par le passage d’une fonction à l’autre. Par ailleurs, l’examen des fonctions du narrateur telles que la doctrine du réalisme socialiste les préconise, nous permettra d’observer les procédés dont Kadaré fait usage dans son écriture de subversion.