2.4.3.1. La tension narrative ou comment structurer le récit

Selon les propositions de R. Baroni, la structuration du récit pourrait être envisagée en termes de tension narrative 32. Dans un article intitulé Tension narrative, curiosité et suspense : les deux niveaux de la séquence narrative (2004),cet auteur définit cette notion comme un « effet littéraire qui consiste à retarder l’exposition d’un élément du discours que le lecteur est conduit à attendre ou à anticiper avec impatience » (Ibid). Ce concept évoqué initialement dans un article de Tomachevski33 et cité dans d’autres ouvrages consacrés au récit (cf. R. Barthes, J-M. Adam, F. Revaz, Bourneuf et Ouellet), semble avoir été largement sous-évalué et presque complètement ignoré par les travaux structuralistes.

L’auteur de l’article juge qu’à cette époque, cette notion était effectivement difficile à traiter sans prendre en considération la participation du lecteur, laquelle était ignorée des travaux de la narratologie classique. Et Baroni de constater à cet égard que la tendance était le plus souvent au « découplage de la question de la tension (considérée comme un phénomène sémantique isolé, ou comme un effet ponctuel visant à relever l’intérêt du texte) et de celle de la séquence, qui est considérée, quant à elle, comme une propriété structurale et fondamentale du texte » (Ibid.). Toujours selon lui, et de la même manière, « on a fini par effacer le fait, pourtant évident du point de vue de l’étymologie, que construire une intrigue consistait précisément à intriguer son lecteur et que intrigue et séquence narrative sont de parfaits synonymes » (Ibid.).

Présupposant un jeu sur la coopération textuelle, la tension narrative ouvre, selon R. Baroni, une voie royale dans la compréhension de la structuration du récit. En effet, les deux modalités conventionnelles de la tension narrative qu’il nomme respectivement « curiosité » et « suspense », permettent selon lui de saisir facilement « comment un effet de tension à la réception d’un récit peut être instrumentalisé pour structurer le discours narratif » (Ibid.).

De fait, la tension narrative définit « les contours d’une intrigue en créant et en résolvant une instabilité qui se manifeste, phénoménologiquement parlant, par une tension, ou une incertitude, provisoirement entretenue dans le processus de la lecture linéaire »(Ibid.).Du point de vue de la coopération textuelle, R. Baroni circonscrit ainsi la différence entre curiosité et suspense :

1) Il y a création d’un « effet de suspense » quand, face à une situation narrative incertaine dont on désire impatiemment connaître l’issue, il y a retardement stratégique de la réponse par une forme quelconque de réticence textuelle (fin de chapitre ou d’épisode, péripétie, ralentissement de l’action, etc.).

Ainsi, le récit anti-chronologique constitue-t-il le « degré zéro du récit ». En revanche, la chronologie n’est pas le récit sans intrigue, mais bien la mise en intrigue du récit. Elle produit une tension dans l’acte de réception, « cette tension prenant la forme du suspense » (Ibid.).

Quant à la seconde modalité de la mise en intrigue, elle n’implique pas un développement linéaire de l’action, mais exploite au contraire une énigmatisation de la représentation, comme nous allons maintenant le constater :

2) Il y a création d’un « effet de curiosité » quand la représentation de l’action est incomplète par rapport à ce qui est nécessaire au lecteur pour que sa compréhension soit optimale. Quand l’incomplétude du discours s’accompagne de l’attente d’une clarification que fournira le texte après un certain délai (cf. « pacte de lecture »), la curiosité produit l’une des modalités principales de la tension narrative. Dans ce cas, il y a également une certaine forme de retardement stratégique de la réponse.

L’existence de l’effet de « curiosité » met en évidence le fait que « la séquence narrative définit bien une séquence du texte, et non nécessairement une séquence d’action » (Ibid.). L’impatience du lecteur à parvenir au dénouement du récit crée la tension et structure le texte, mais ce dénouement ne recouvre pas nécessairement celui de l’action. Comme nous l’avons vu précédemment, une grande majorité des travaux narratologiques dans la lignée de V. Propp, visaient à cerner la structure du récit exclusivement par le biais de « l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue » (Propp 1970 : 31).

Or, « découpler la question de la séquentialité du récit avec celle de sa mise en intrigue, c’est-à-dire de la configuration des actions par le discours » est particulièrement dommageable, selon R. Baroni. La séquence narrative n’est pas la forme de la structure « profonde » - essentialisée ou immanente - de l’action dans son déroulement chronologique et causal : elle relève, au contraire, d’un « effet du discours » (2004). Par ailleurs, cette manière de définir la séquence narrative à partir de tensions d’origines diverses dans le processus de la lecture linéaire n’est pas totalement étrangère aux travaux de R. Barthes, d’après ce que R. Baroni cherche à démontrer. Pour lui, le grand mérite de R. Barthes a été de souligner l’importance, dans la structuration du récit, non plus seulement du devenir temporel de l’action représentée, mais également du développement de l’énigme, c’est-à-dire des incertitudes du lecteur, textuellement générées, stratégiquement entretenues et finalement résolues par la narration.

R. Barthes parle ainsi de « code herméneutique » : c’est-à-dire de « la suite des énigmes, [de] leur dévoilement suspendu, [de] leur résolution retardée » (1970 : 32). Ce code a en effet une fonction qu’il définit dans les termes suivants : « de même que la rime structure le poème selon l’attente et le désir du retour, de même les termes herméneutiques structurent l’énigme selon l’attente et le désir de sa résolution » (Ibid.). R. Barthes part du constat suivant : selon lui, la dynamique du texte, dès lors qu’elle implique une vérité à déchiffrer, est paradoxale. « C’est une dynamique statique : le problème est de maintenir l’énigme dans le vide initial de sa réponse. [Mais] alors que les phrases pressent le « déroulement » de l’histoire et ne peuvent s’empêcher de conduire, de déplacer cette histoire, le code herméneutique exerce une action contraire : il doit disposer dans le flux du discours des retards (chicanes, arrêts, dévoiements) ; sa structure est essentiellement réactive, car il oppose à l’avancée inéluctable du langage un jeu échelonné d’arrêts : c’est, entre la question et la réponse, tout un espace dilatoire, dont l’emblème pourrait être la « réticence », cette figure rhétorique qui interrompt la phrase, la suspend et la dévie » (Barthes 1970 : 75).

Le point essentiel soulevé par R. Barthes à travers la notion de code herméneutique réside donc dans l’importance accordée aux effets de lecture dans la structuration séquentielle du récit. De fait, ainsi qu’il le précise, c’est bien parce que les efforts interprétatifs du lecteur se heurtent à la « réticence textuelle » que le code herméneutique « structure » le récit « selon l’attente et le désir du retour ».

R. Baroni précise que le code herméneutique permet, de ce fait, de faire le lien entre la structuration du texte et sa réception par le lecteur. Ce lien est d’après lui d’une importance capitale « si l’on songe que son absence a longtemps constitué le principal reproche adressé aux travaux des narratologues, lesquels considéraient la séquence comme une propriété immanente des textes »(2004).

A la lumière du texte de R. Barthes, R. Baroni fait apparaître clairement que « la création de l’attente et de la résolution qui vise à renforcer l’intérêt du discours et à le structurer pour le lecteur, ne passe pas exclusivement par le développement causal des actions des personnages. Il peut tout aussi bien se situer au niveau de la recherche d’une cohérence interprétative que le texte refuse de livrer d’emblée »(Ibid.).De fait, lors de l’acte de la lecture, le seul événement qu’il soit possible de considérer comme linéaire, le lecteur saisit les événements de l’intrigue selon l’ordre choisi par l’auteur. La distinction opérée entre « fable » et « sujet » s’avère ici nécessaire pour poursuivre l’examen de la structuration séquentielle du discours narratif.

Comme nous avons eu l’occasion de le préciser précédemment (cf. supra), les formalistes russes en général et Tomachevski en particulier, ont montré le plus vif intérêt pour les questions relevant directement du roman en tant que discours et non uniquement de la forme de l’histoire narrée (la fable) – comme ce fut notamment le cas de V. Propp et d’une partie des narratologues structuralistes après lui.

Tomachevski est notamment l’un des premiers auteurs modernes à établir une distinction claire entre l’ordre des événements figurés dans le discours et l’ordre de leur présentation dans l’œuvre. Or, cette différence est fondamentale selon R. Baroni car elle évite de gommer un niveau supplémentaire de la structuration du récit. Tout comme R. Barthes pour le code herméneutique, Tomachevski conçoit d’emblée l’intrigue dans son rapport avec les attentes du lecteur. Pour lui, l’intrigue est une configuration qui permet de structurer aussi bien les événements relatés que leur présentation. En effet, l’auteur et son lecteur peuvent entretenir des relations plus ou moins coopératives en fonction de la structuration du sujet.

En mettant en évidence les diverses formes de distorsions pouvant intervenir entre l’ordre des événements qui composent la fable et leur présentation par le sujet, Tomachevski suggère donc l’existence d’une deuxième forme de structuration du récit tenant compte de la « disposition du matériau narratif ». Elle oppose, cette fois « début et final » : ces différents moments du texte ne recoupant pas nécessairement la structuration de la fable en nœud et dénouement. Tomachevski relève ainsi les débuts ex abrupto qui retardent l’exposition de l’état initial et du nœud du récit. Il souligne également les différents effets d’inversions temporelles, ainsi que la possibilité de voir un « ensemble complexe de secrets » entraver la compréhension des actions représentées. Ces diverses « figures discursives » seront reprises plus tard par G. Genette (1972 ; 1983) sous les termes de prolepses, d’analepses, de paralepses, etc.

A travers les exemples de distorsion entre la forme des événements narrés et celle de leur présentation discursive relevés par Tomachevski, s’esquisse progressivement cette nouvelle forme de structuration du récit qui met en avant le travail du lecteur pour recomposer l’enchaînement chronologique et causal des événements relatés et le jeu complexe d’énigmes et de secrets que le texte oppose à ses efforts.

L’une et l’autre de ces « mises en intrigue » (de la fable et du sujet) relèvent de stratégies narratives différentes reposant soit sur la sélection d’événements instables (éventuellement de type conflictuels) mis en scène de manière claire, mais progressive, soit sur une énigmatisation de la représentation produisant un effet de « curiosité ». Elles ont pour effet de produire chez le lecteur une tension « dramatique » pour la première et « interprétative » pour la seconde. Si la tension dramatique est en quelque sorte « inhérente aux événements racontés en tant que situations (inter)actives incertaines dont la tension est pré-codée à des degrés divers dans l’encyclopédie du lecteur » (Baroni, 2004), la tension interprétative relève, à proprement parler d’un effet du discours. Elle consiste selon R. Baroni « en la diminution intentionnelle de la coopération entre narrateur et lecteur, qui ne vise plus une efficacité maximale dans l’échange d’information » (Ibid.). La « mise en intrigue » est donc une opération importante. Son rôle consiste à ajouter « à la linéarité du texte ou à celle des événements racontés par le texte certaines propriétés telles que la plupart des lecteurs sont capables d’évaluer la complétude d’un récit à un moment quelconque de son déroulement » (Ibid.).

Il convient cependant de remarquer que les situations narratives dans lesquelles le sujet épouse fidèlement l’ordre de la fable sont relativement fréquentes. Tomachevski signale ainsi que « dans le cas le plus simple, […] nous avons affaire à une exposition directe » (1965 : 275). U. Eco mentionne, lui aussi, « des récits appelés formes simples, tels que les fables, où l’on a seulement la fabula » (1996 : 41). Le fait que dans l’univers des contes merveilleux le « retardement de l’exposition » représente un cas relativement rare, explique probablement selon R. Baroni la raison pour laquelle V. Propp ne s’est intéressé qu’à la séquentialité de la fable et non à celle du sujet. L’auteur de l’article est d’avis que, s’« il avait travaillé [au contraire] sur un corpus d’histoires drôles, de devinettes ou de romans policiers, il aurait probablement été conduit à rechercher sa définition de la séquence narrative du côté des jeux sur la livraison de l’information » (Baroni, 2004).

Il suppose, par ailleurs, que c’est « la place prépondérante donnée par les analyses narratologiques à la définition proppienne de la séquence narrative [qui] a eu pour conséquence de laisser dans l’ombre cette autre forme de structuration du récit esquissée par Tomachevski et qui implique une mise en intrigue du sujet » (Ibid.). D’après R. Baroni, « cette séquentialité revêt pourtant une importance capitale dans l’économie du discours narratif, surtout quand la fable est moins « dramatique », quand le récit s’éloigne du « roman d’aventure stéréotypé » dominé par la sémantique du « conflit » entre bons et méchants » (Ibid.). Il pose ensuite l’hypothèse que, dans les cas où les événements racontés sont peu « dramatiques », la mise en intrigue du sujet peut occasionnellement prendre le relais afin de soutenir l’intérêt du discours narratif et le structurer.

Pour finir, il existe selon R. Baroni, « une certaine confusion, et même une certaine régression dans la compréhension de la structuration séquentielle du récit entre les positions défendues par les formalistes dans les années vingt et la conception structuraliste dominante qui s’est fondée, dans la majeure partie des cas, sur une lecture discutable de Propp » (Ibid.). L’auteur est d’avis que les structuralistes auraient dû « poursuivre dans la direction ouverte par la conception dialogique de M. Bakhtine » et « prendre appui sur les réflexions de Tomachevski, qui paraissent très fécondes et largement sous-exploitées »(Ibid.).

C’est ainsi que la question de la tension narrative (sous la forme de suspense, de curiosité et de surprise), fut évincée au profit de la séquence narrative, laquelle, en revanche, se trouvait au cœur des travaux de la narratologie classique.

Notes
32.

Ce terme utilisé aussi bien en narratologie qu’en sémiotique ne désigne pas la même chose. Sa signification en sémiotique est liée à la théorie de la sémiotique dite tensive, développée par C. Zilberberg et J. Fontanille.

33.

Article Thématique, traduit par Todorov (1965).