2.4.3.2. P. Ricœur : les deux dimensions du récit

Une autre perspective intéressante, toujours en lien avec la structuration de la narration et de ses effets dans un récit, est adoptée par P. Ricœur. Selon lui, la mise en intrigue «combine dans des proportions variables deux dimensions : une dimension chronologique et une dimension non chronologique » (1983 : 129).

La première, correspondant à la dimension épisodique du récit, s’exprime « dans l’art de suivre une histoire dans l’attente de contingences affectant le développement de l’histoire » (1983 : 130).D’après Ricœur, c’est cet aspect épisodique du récit qui suscite des questions telles que : et alors ? et puis ? qu’est-il arrivé ensuite ? quelle a été l’issue ? etc. (cf. supra, effet de « suspense » chez R. Baroni).

Mais en même temps il convient selon lui de tenir compte du fait que l’activité de raconter ne consiste pas seulement à ajouter les épisodes les uns aux autres. Elle construit aussi des totalités signifiantes à partir d’événements dispersés. A cet aspect de l’art de raconter correspond, du côté de l’art de suivre une histoire, l’effort pour « saisir ensemble » des événements successifs. « L’art de raconter, ainsi que sa contrepartie, l’art de suivre une histoire, requiert par conséquent que nous soyons capables de dégager une configuration d’une succession » (Ibid.). En empruntant l’expression à L.O. Mink, P. Ricœur désigne cette opération de « configurationnelle », ce qui constitue la seconde dimension de l’activité narrative (cf. supra, effet de « curiosité » chez R. Baroni).

Il est d’avis que cette dimension est complètement perdue de vue par les auteurs anti-narrativistes qui tendent à sous estimer le pouvoir de l’activité narrative à combiner séquences et configurations. Cette structure est si paradoxale selon P. Ricœur que « tout récit peut être conçu comme la compétition entre sa dimension épisodique et sa dimension configurationnelle, entre séquence et figure » (1979 : 61). L.O. Mink, auteur auquel P. Ricœur se réfère, observe ainsi qu’en saisissant ensemble les événements dans des actes configurationnels, l’opération narrative a le caractère du jugement et plus précisément du jugement réflexif au sens kantien du terme : « raconter et suivre une histoire, c’est déjà « réfléchir sur » les événements en vue de les embrasser dans des totalités successives » (Ibid.p.62).

Or, la notion de jugement réflexif portant sur les événements inclut celle de « point de vue ». Il appartient en effet à l’art narratif de lier une histoire à un narrateur. Cette relation enveloppe toute la gamme des attitudes possibles du narrateur à l’égard de son histoire. Ces attitudes constituent ce que Scholes et Kellogg appellent « point de vue dans le récit ». Ils écrivent : « C’est dans la relation entre le narrateur et l’histoire racontée et dans la relation complémentaire entre le narrateur et l’audience que réside l’essence de l’art narratif » (cité par Ricoeur 1979 : 62).

Les combinaisons entre configuration et séquence sont innombrables dans l’art narratif. Tout se passe, en effet, d’après P. Ricœur « comme si le libre jeu de l’imagination de l’humanité dans ses meilleurs conteurs avait spontanément créé les formes intelligibles sur lesquelles notre jugement réflexif peut à son tour s’appliquer, sans avoir à s’imposer lui-même l’impossible tâche de construire à priori la matrice de toutes les histoires possibles » (1979 : 70). Et Ricoeur alors de paraphraser la fameuse formule de Kant sur le schématisme et d’affirmer : le schématisme narratif « est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvert devant les yeux » (Ibid.).