3.1. Les modes de lecture

Nous avons vu jusqu’à présent que le travail du lecteur consiste notamment à fabriquer du sens avec le texte à travers certaines décisions et stratégies qu’il lui applique. Or la fragmentation est un phénomène qui intervient à plusieurs niveaux du « travail » du lecteur. Elle pose notamment des problèmes d’interprétation de la cohérence et de la totalité de l’œuvre diffractée ; la variété des procédés d’énonciation oblige le lecteur à coopérer, à remplir les blancs laissés par la machine paresseuse que constitue le texte ; la polyphonie et le dialogisme créés par le grand nombre de perspectives et de points de vue libérés en même temps par un énonciateur diffracté, placent le lecteur comme le seul et unique centre de convergence. Le processus de lecture s’apparente, dans ce cas, à une tentative empirique de mise en ordre du matériau ainsi disparate. Ce qui nous permet de classer les récits fragmentaires dans cette branche du modernisme dans laquelle le lecteur domine le narrateur, l’opposant ainsi aux genres fixes où, à l’inverse, le narrateur domine le lecteur.

En effet, comme nous avons eu l’occasion de le voir plus haut les récits contemporains ont en général ouvert de nouvelles possibilités qui ont enrichi les façons de lire. V. Jouve décrit quatre façons de lire le récit selon la hiérarchie opérée entre les quatre éléments suivants : un narrateur, une histoire, une façon de raconter et un lecteur. Ainsi :

1. Le premier mode de lecture « consiste à lire le récit en vue de l’histoire » (2006 : 158). Il est adapté aux récits linéaires où l’intrigue joue un rôle important. Le lecteur survole même les descriptions, les explications ou « certains passages (pressentis « ennuyeux ») pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l’anecdote […] », selon la description qu’en fait R. Barthes (1973 : 21).

2. Le deuxième mode de lecture s’intéresse « à la façon dont l’histoire est racontée (et, plus généralement, à l’écriture) plus qu’à l’histoire elle-même » (2006 : 158). Surévaluée par les écrivains, la forme revêt une importance toute particulière : la signification du texte est alors à chercher dans sa structure.

3. Le troisième mode « consiste à ne se centrer ni sur le contenu du récit ni sur son écriture, mais sur celui qui raconte l’histoire, à savoir le narrateur » (Ibid.). Le récit est structuré « par rapport à la relation narrateur/lecteur plutôt que par rapport à un enchaînement de fonctions […] » (Ibid.). La seule façon de saisir le projet du texte, sa cohérence face à une histoire émiettée, « est de capter la voix dont elle émane, autrement dit de quitter le niveau de l’énoncé pour celui de l’énonciation » (Ibid.).

4. Le dernier mode de lecture « consiste, pour le lecteur des récits, à se concentrer sur […] lui-même ». Dans les cas de polyphonie où il est difficile d’identifier la voix qui lui parle et dans l’impossibilité de reconstruire la cohérence de l’histoire, le lecteur « fait l’unité du récit » en tant que destinataire de celui-ci. L’éclatement de l’écriture qui débouche sur des textes morcelés appelle le lecteur à construire le sens.